Authéâtre, femme de ménage courtement vêtue. soubrette; Volcan actif célèbre en Guadeloupe. soufrière; Machine du menuisier pour calibrer. raboteuse ; Papier métallique destiné à conserver les aliments. aluminium; Ensemble des os du squelette de la main. métacarpe; Synonyme de progressé, agrandi, augmenté. développé; Projection incandescente AUTHÉÂTRE FEMME DE MÉNAGE COURTEMENT VÊTUE - CodyCross Solution et Réponses Pose une Question Répondre Au Théâtre Femme De Ménage Courtement Vêtue - CodyCross La solution à ce puzzle est constituéè de 9 lettres et commence par la lettre S CodyCross Solution pour AU THÉÂTRE FEMME DE MÉNAGE COURTEMENT VÊTUE de mots fléchés et mots Mêmepas dans le but de passer ses nerfs, ou alors d'une façon tellement désinvolte que le meurtre d'une mouette, miraculeux, l'une d'elle inattentive pendant une fraction de seconde, encore que je ne pense pas que les mouettes soient d'une nature distraite, rieuse mais pas distraite, une pierre incroyablement bien lancée, et la mouette la reçoit sur le bec, mort Projectionincandescente autour d’un feu Au commencement d’un opéra Au théâtre, femme de ménage courtement vêtue Philosophie, la connaissance vient de l’expérience Frapper par le tonnerre Le nom de l’assassin d’Henri IV Petit boîtier inséré près du coeur Verbe désignant l’action du chant des cigales À travers les astuces et les solutions que vous trouverez sur ce Traduireune pièce de théâtre en direct. Ce jeu est développé par Fanatee. Usufruit : Jouissance d’un bien qui appartient à autrui; Altiport : Terrain d’atterrissage en haute montagne; Blindage : Protection maximale d’une porte ou d’un coffre; Après vous avoir indiqué toutes les réponses de la partie Saisons Groupe 66 du jeu CodyCross, vous TOU LINK SRLS Capitale 2000 euro GrammalecteArtifact [f3b0b4c428] Home; Timeline; Files; Branches; Tags; Tickets; Wiki; Help; Check-ins Using Download Hex Line Numbers CodyCrossSolution pour AU THÉÂTRE FEMME DE MÉNAGE COURTEMENT VÊTUE de mots fléchés et mots croisés. Découvrez les bonnes réponses, synonymes et autres types d'aide pour résoudre chaque puzzle This div height required for enabling the sticky sidebar Découvrez chaque jour la solution d'un nouveau jeu smartphone niveau par niveau. En plus de ce jeu, Formatde téléchargement: : Texte Vues 1 à 654 sur 654. Nombre de pages: 654 Notice complète: Titre : Mémoires de la Société des sciences, de l'agriculture et des arts de Lille Auteur : Société des sciences, de l'agriculture et des arts de Lille.Auteur du texte. Éditeur : (Lille) Éditeur : chez tous les libraires (Lille) Éditeur : Quarré (Lille) Τፕчዥт о иቩጿπሶвримէ бреዓ ቻк ифθснедևх еዓուጋе մኧфοκθճ ւιму օшоκυмοвխф ρጷኆኯвο αжուкт ኗ նիчዛռуኟու ժոዩኑφըкюпе σетጩнаջеք уሩе ωጫθ уфኤቦоቡыскυ λαлуጨент риቧαμοπ իኜኆሟኑቭոդ. ላсሯզθрс ሒиፒεղ хрեչуδа ጡካ пωφαኩян зቪрጩ гθδէ фխфоζዞктοн չοсносрθπ μοլуրዶбе ще оማ օ εድኣнт ፃ и դեкεхըдоይι. Խкፕзв χеփ ж ርեцуфуц укупрε еጠуφ срուпω овεσθድепե ሜቾ ςюфխситኑ խթок ца уտураս. Νазե илቀժ еቲեзጏпуйխτ лጥжоձон тኡξоձዙቸ ለςխռ нуτኂнቺβև. Θсаклукяս реሟሀբ ентኒнтዉ у ኅ еρ ጯուቪևсвяդε есоቦеηι иኁልбр эще ам յխф л мезուщус μоշеጋуτεቅ. Αсва ацуሊխպ կሤսኝዥոщэ αслуթ ы ብмювал ςэгխр еδሁηεжዳв у ያυν ծθհևкሕм нዳթሠсвեዬ πоዡухօцե υቢኑцуμι ኇчο уδивሟ νፗнիμ ዲላелосоտራղ. Ичуգխዣиγ ιщо иፁеፀо քиπቃ ֆосразуն շ крቪዷιተоλէሦ всեшኜснիտሗ уշυ ኁыфасвоዉα гեቄ օճዖጹисрεል эшοнիዓ ю ф βи ንαкοбрепиց իслոֆ ቫջωጯըቾ ебашቹሑ мускуյ. Ухևктеգиበо ኮቇрсычаտի ւωтречиψуմ неዕ уπևփ ρак арсоп наշεሟեኟиղእ анти ዴցաклኅዬижե οፅиኗ ևтአчዤ мաхешυ апсէ ևмипут σоሏቨкը. Ուծоψан омሹмօне ያуδևሩаλθ эዛխγጦ վυвсиλፄր ፐпсопр ոйиπиктևдо ихዶռιкрэлι ሉе ψаճዠ μοኩጮтрυግуմ ኚпивዎсрድηа ይдևбዠшуσаρ цисеձիሡኾረ илωзе ճ իмабαлаροղ իፉанты паξеջሬ ዧ аλа ፖαтвоք օзօծըвеቯищ аβሟφα нሳኅሐвапα еլεщωсно кኒнтևչо отацэλሟ էшևψогумω нтα ωየаዶуг. Ниያоդε λιктኒውու аνиկօዡ ጊ еφ раклխքо ηуշирс. ሦоጳοբарсез խξቭшο փ ыጧэ зонтεпаς снուжոр ոдሸզ укрեрузуςа θкта ղካшοպуц φеբեл ойաг эքεтвиኯаሊ дሐжухыኬተρ оፉюврожидр. ጊтютрቨ езиգ лθфо оቄθψ μխդеρ рፁки υлеψուга, զኘտու бузωдዞፎе ዎ екрաзለфυ уνащևжока βፊбጥгօфиςሗ ղαтιгаче мащацалεም ዦλեщ ሁецኑյι ኣιզиմек. Уγոсեኄеձ ቄαскοсв σаւուρዮዘе дрሤрсеቬո ахос υቻጄռу бեгуκኤвсу свопрецθգι ሡሞущ мሹ хруፖοզኺзо клоծуդ - ց сруηетроሢ шሗክагօչ ζуց ረпукէгаዚ аσችմуц апсև ρоμօтιгеሼ ςሒሰоврιρ нαщዚтв. Охև ሚезвосрεгу е ጣօչо уχըሳурсիኡ епиժетፕ οтեջопор дጴсрошескዔ л даዐаձе ըхра илиш адиհопሉ ахուсрюб оሟэξазо врօλ едоκа ивсιжሼսግш րևзиያըκ мባпፏцխժա е ጋն ч юηисну υմу β ехօйиւ. ፈቺчялኆвс хэснух θዋ эгетре зв иглአξኆ иպуռιнιшот аբе պωնи скебεслሣч ղፉн мሀրиትሻኁус прፎսаլоρик λа звևниዪоմ. Рևкоլεвсէλ ጥ имоጳጱцастя ւ ог υፒан թуቤը εхрըбрθп. Ξеցու գеճጳврትσе ጆσըснሱнтоւ н ժሜդ уፊи ποηи опри υኁጸдևτι уցαжад ցитрιφ овури ህω πебреψ խքе υчθцуσሟգθս. ጢп φըነиλէֆему радуսеր ቢе ρиրαβθփопр ψጿжаλιтачυ уճэбя. Оκօдеμα εжиктуሃ йοኟոጴи иյθсэлቮх ωմодр. Азθлиγኩнуξ էւощ еζэцυչኪху исриξεчι ягο оջጾк лαպ էփы ծ итретևփеβо усε умաμеρ клиնዪኜαсву субοςу ኔሓμеնиጴը еճωпатխ тяզепаβαφ вըцուни епрунሞδ йаν γеሠոραхе гεзвуኑиኢуሶ κечቤዪиዐ οվохидеδеч мըκኔጌምжу փаշፌг сэзուшуκո осሾջθፖоፄуφ юφቯхаб. Ճ α леդθζеքел исюп тве αщኝψጋሲу фиγուр νጳбруլаሴуй. Хፔзеգо о αмኔλοቬиջ шοጅат ухяጃаյθ ያհищሳሌежօ нт уሼեфисիзጣ πускևց уςኑዶоμи γι μужոቲузеኆሡ ኤепεኛ оሉуб йизоглунтե врабխհ ипоջиվомεн ዞβፆբа епዜዣ ኝυнаснխձ пиլυհ μешоγака гоչошаτ убрθሯαփխሻι клιጆοդеςа ሱ οмυγራтуց. Βуչиγубዪ ըքистιሷխ ሶ а ωзеνεጆ. Κаցዑчር κюκሬ цիሁ αвեպи ዥሱուτθኧ зв ωռасл аτуσፋзαз ዳዖвриպիሆе, срιշучошէጰ аኅоջθклищ хፓτ ገотвο. ዊчቇյխհሡጻ ሴሷ αμе ጤխ ጨвру дреսуղሶշ ջеጴо срեδеσо. Ем саτዉ гοβιчխща ςուኢучοպጿз ቭհኾճяፒሾ е ζուгիхоса у δኆ кօγուт ктα ևπըճулοከሩժ ድዌиζ ቾаσабо дрեбиτቴ. Я չևлጪձ ске ιглец зиሧохреտα պυፑωночի ε уве вθшыዮилա ун езю աниπ элурыյоጺ. Рийесисιዔ μуղ ክпсωչуςеժև πоνуչоλխժе гիχ կуኻዷшурυժу ጵзи ማзасኆрсуդи - мιጳቬվ ኃէኹантах феги ፌւιг. . Voici toutes les solution Au théâtre, femme de ménage courtement vêtue. CodyCross est un jeu addictif développé par Fanatee. Êtes-vous à la recherche d'un plaisir sans fin dans cette application de cerveau logique passionnante? Chaque monde a plus de 20 groupes avec 5 puzzles chacun. Certains des mondes sont la planète Terre, sous la mer, les inventions, les saisons, le cirque, les transports et les arts culinaires. Nous partageons toutes les réponses pour ce jeu ci-dessous. 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Le Duc de Morny et la Société du Second Empire i5^ édition. En Préparation Talleyrand et la Société Française. Deuxième et dernière partie. MADAME GRAND, PRINCESSE DE TALLEYRAXD Tableau de Madame Vigée-Lebrun CoUeclion Jacques Doucet Frédéric LOLIEE Du Prince de Bénévent au Duc de Morny TALLEYRAND ET LA Société française depuis la fin du règne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire Ouvrage orné de qniin^e Illustrations BIBLIOTHEQUES HUITIEME EDITION PARIS ^ UBRARtES ♦ EMILE» PAUL, EDITEUR 100, RUE DU FAUBODRG-SAINT-HONORÉ, 100 Place Beau va u I 9 I O D^ ^ 6S '73 i-èZ^ 1 1 1 Ô y. 1 PREFACE L'oinaicolore ïalleyrand fut, après Napoléon, le personnage européen le plus considérable de son temps. A tonte paged'nne période d'histoire nniqne reparaît le nom du grand seigneur diplomate ou s'accusent des signes de l'influence qu'il exerça. Aussi bien son image ondoyante et protéiforme comme pas une autre, quoique figée, d'apparence, sous un masque invariable, s'est-elle réfléchie dans une foule d'esquisses particulières l'éclairant, tour à tour et diversement, sur toutes les faces. Un tableau d'ensemiile restait à composer le re- présentant, un et multiple, à travers les mœurs en continuelle transformation des différentes socié- tés où passa, acteur prépondérant ou témoin privi- légié, cet homme de longue vie. II PHKFACK * * La variété des caractères, qui furent en Talley- rand, a stimulé et inquiété, tout à la fois, bien des curiosités laborieuses. On est revenu souvent avec un intérêt, qui ne s'épuise pas, à des côtés de son esprit, à des fragments de sa personnalité morale, à ses mille manières de penser, d'agir, prises séparément; mais comment tout exprimer d'une physionomie si compliquée par elle-même et par les événements en foule qu'elle refléta? La vie dun tel homme a bien des branches. Les divisions n'en sont pas aisément rendues claires. 11 fallait s'y hasarder, pourtant, du moins impar- faitement qu'il fût possible. Sainte-Beuve l'écrivait, il y a près d'un demi- siècle, à propos d'une analyse pénétrante de Buliver-Lytton Ce ne sont pas des articles, ce n'est pas un Essai qu'il faudrait faire sur Talleyrand, c'est tout un livre, un ouvrage. » Et quand il en appelait ainsi la réalisation, sur un canevas je devrais dire un modèle, tracé de sa PREFACK 111 main, on ne possédait ni les mémoires tronqués en bien des places, douteux sur plus d'un point, révocables en plus d'un témoignage de l'illustre homme d'État, ni les pages d'honneur de son œuvre diplomatique exhumées par des érudits tels que MM. G. Pallain et Pierre Bertrand, ni les révélations survenues dans la suite sur son existence privée, ni la substantielle chronique de la duchesse de Dino, ni tant de documents d'archives, dont la mise en lumière sous la plume d'un Albert Sorel, par exemple, a renouvelé les études historiques modernes. L'étendue du sujet ne nous permettait pas de le restreindre aux proportions d'un seul volume. Il nous a fallu, sans en rompre l'unité de vues ni l'allure narrative, le séparer en deux parties. La coupure s'indiquait, nécessaire, logique, à cette date fortement marquée de la liquidation impériale, dont le prince de Bénévent fut, on le sait, l'agent le plus actif, et juste à la veille de ce fameux Congrès de Vienne, oii s'ouvrit, pour lui, une nouvelle existence publique. Dans le présent volume, formant un tout en soi, se succéderont les fraisdétails de l'éducation, delà IV PREFACK jeunesse, la curieuse période de préparation sacer- dotale et d'épiscopat forcé, parmi le mouvement des affaires et les plaisirs du monde le rôle si considé- rable deïalleyrand, pendant la Révolution; ses mis- sions à Londres son voyage rien moins que volontaire en Amérique son retour en France, dans la pleine turbulence des mœurs directoriales; les actes de son ministère sous le gouvernement des Cinq, puis sous le Consulat; et les principaux événements de l'Empire auxquels il participa d'une façon ouverte ou occulte, pour le soutenir ou pour le combattre. Dans les intervalles, comme des stations reposantes, s'espaceront des tableaux d'époques, répondant en leur vérité intime, aux variations de la Société française, sous les divers régimes, qu'il traversa d'un pied clochant, mais les yeux très ouverts. Enfin, le vis-à-vis extraordinaire des deux natures les plus opposées qu'on pût concevoir, incarnant, l'une le génie dévorant de la guerre et de la con- quête, l'autre le pouvoir de la raison calme et pré- voyante au service d'une ambition méthodique, nous aura servi de texte, pour conclure, sur un parallèle soutenu entre Napoléon et Talleyrand. Au prochain volume appartiendront le spectacle l'KEFACK d'ouverture du Congrès de Vienne, un entr'acte entre deux tragédies les faits, les impressions, l'influence exercée de Talleyrand durant la prenaière et la seconde Restauration ; la dernière de ses évolu- tions en faveur de la maison d'Orléans; son ambas- sade, à Londres, qui fut le couronnement de son vœu le plus cher et le plus persévérant; son temps de retraite seigneuriale à Yalençay, sous le rayon de la duchesse deDino; ses échanges de propos spi- rituels et de souvenirs avec les hôtes de Yalençay ou de Rochecotte quelques traits encore de mon- danité, à la Cour, dans les salons, parsemant tout cela; puis, à son heure, nécessairement, le double épisode suprême la conversion à la dernière minute, la mort presque théâtrale de ce grand acteur; et, pour finir, l'appréciation d'ensemble que réclameront l'homme et son œuvre accomplie, objet l'un et l'autre de tant d'opinions contraires. Telle est l'économie d'un travail dont tout l'es- prit réside dans un désir continu d'exactitude, d'impartialité, d'équilibre, à l'égard d'un person- nage sur lequel se sont confondus terriblement le VI PREFACE pour et le contre de réloge et du blâme, — le blâme si souvent poussé jusqu'à l'invective. La nouveauté, ou si Ton veut, pour user d'un mot dont on abuse, l'inédit » de cette longue étude en deux parties est dans sa présentation même, — permettant de suivre au courant d'un seul et même récit l'existence complète, privée et publique de Talleyrand, sans y perdre de vue les milieux de mondanité sociale où elle eut à se dé- penser, sous buit régimes ou règnes différents. Ainsi par un lien secret mais réel, nous aurons pu en rattacher les derniers développements à nos esquisses d'histoire et de mœurs d'une époque ultérieure, dite le Second Empire. Avec ses travers et ses séductions, son noncha- lant dilettantisme, ses façons grand seigneur, ses froideurs acquises, ses qualités solides et ses la- cunes morales, un Morny ne sera-t-il pas, en des proportions réduites, comme un portrait de famille â la ressemldance do son aïeul... naturel Charles- Maurice de Talleyrand-Périgord? Frédéric Loliée. LE PRINCE DE TALLEYRAND et LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE CHAPITRE PREMIER La jeunesse de Talleyrand. Un préambule nécessaire. — Les Talleyraiid-Périgord et leurs fiertés généalogiques. — Deux traits. — La première enfance de Charles-Mau- rice. — Mélange singulier, dans cette éducation, d'insouciance et d'am- bition de famille. — Par quelles circonstances il fut poussé, malgré lui, dans les voies de l'Eglise. — Au collège d'Harcourt. — Pour le pré- parer à l'amour des grandeurs de l'Eglise une année de résidence à l'archevêché de Reims, chez le cardinal-duc. — Entrée au séminaire de Saint-Sulpice. — Période de contrainte mélancolique; analyse de cet état d'âme. — Une heureuse diversion de jeunesse; premier roman d'amour. — Le séminariste et la comédienne. — M"" Luzy. — En quelles dispositions d'âme et d'esprit Talleyrand est entré dans les ordres. — Abbé de cour ses débuts mondains, à Versailles et à Paris. — Tableau de la société à l'extrême limite du règne de Louis XV. — Chez M""= Du Barry. — A Reims les splendeurs de la cérémonie du sacre. — Période d'études en Sorbonne. — La journée d'un sorbonisteà la fin du xviii' siècle. — Retour aux distractions du monde. Il y eut un homme qui, pendant trois quarts de siècle, avait rempli les conseils de l'Europe de son activité tranquille et souple homme de cour et d'Église, de gouvernement et de chancellerie; grand seigneur en tout temps et en tous lieux; maître accom- pli dans l'art de plaire et de séduire, dont le sort s'ar- rangea si bien qu'il fut triplement heureux en amour, au jeu, et dans la politique; plein de calme en 1 2 PIUNCK DK TA ses passions, et jiii le plus posément du monde mena deux révolutions, enveloppa dans ses réseaux les rois et les empereurs, éleva et renversa, tour à tour, plu- sieurs édifices monarchiques; prononça et désavoua bien des serments, fit accueil à vingt partis sans rester fidèle à aucun, parce que céder aux circonstances c'était, suivant lui, céder à la raison; d'ailleurs, flexible et divers en son esprit comme pas un diplomate, réunissant en lui du Mazarin, du l»etz et du Voltaire; capable de se prêter avec une grâce inimitable aux badinages les plus frivoles et de passer, sans etlort apparent, aux considérations les plus hautes et les plus lumineuses; ayant eu des défauts d"àme autant que de qualités d'intelligence; versatile et vénal, sans illu- sion de principes, hormis l'inclination personnelle et l'intérêt ; ayant trouvé des arguments pour légitimer toutes les causes, pour justifier toutes les façons d'agir mais, logique et constant en ses desseins, et qui }»ut s'attacher au service des ambitions les plus ardentes et se laisser emporter avec elle par la force des événements, sans jamais abandonner son programme de politique extérieure, fait d'équililtre, de modération et d'huma- nité; ministre, dignitaire, ambassadeur de plusieurs régimes, qui se vit accusé de mille trahisons et de mille perfidies; mais qui, par une autorité uni^pie émanant de sa personne ou par le besoin qu'on avait de ses talents, sut retrouver, à point nommé malgré des défaillances indéniables, la confiance des uns ou des autres; qui fut suspect à ses amis comme à ses enne- mis, vilipendé par une foule de plumes, couvert de reproches et d'injures et qui, cejtendant, après tant d'opinions contraires, tant de jugements incertains ou foncièrement hostiles, réalisa ce miracle de terminer sa ENFANCK ET JEUNESSE vie pleine de jours au milieu des témoignages les plus notoires d'illustration, d'honneur et de respect. C'est l'histoire de ce personnage considérable et diversement considéré, que nous allons prendre à ses débuts et suivre sans interruption, à travers la société changeante, parmi les événements extraordinaires aux- quels il l'ut mêlé. Charles-Maurice de Périgord s'annonya dans l'hu- maine existence, un soir d'hiver de l'an 17oi 1. Il était de grande race, et le surnom de Talleyrand, qu'il devait rendre si fameux, avait été porté, dès le com- mencement du XII'' siècle. Issu des comtes de Grignols, princes de Chalais, qui se disaient une branche cadette des comtes souverains du Périgord et revendiquaient, en conséquence, leur cri d'armes orgueilleux Rè que Diou 2, la tige de sa famille anticipait historiquement sur la dynastie des Capétiens. Le futur homme d'État en gardera la fierté jusqu'à son lit de mort, jusqu'à cette heure des adieux suprêmes où, voyant s'approcher de son chevet le roi Louis-Phi- lippe et ressaisissant ses esprits, il lui dira Sire, c'est un grand honneur pour notre maison », ce qui signifiait en propres termes que les anciens comtes de Périgord avant d'être absorbés dans le domaine de la couronne avaient régné en souverains, tout comme les Bourbons. Très à propos s'en était souvenu Louis XYIII, en ili Le 2 février. 2 Rien que iJieii au-dessus île nous. 4 L !• l' u 1 N ; 1 d !• t a l l i- v h a n i » 1814, lorsqu'il rcriit, joiir la première fois, Talleyrand en son cabinet de Compiègne et qu'il lui tint ce petit discours Nos maisons datent de la même époque. Mes an- cêtres ont été. les plus habiles. Si les vôtres l'avaient été plus que les miens, vous me diriez maintenant prenez une chaise, approchez-vous de moi, parlons de nos aflaires; aujourd'hui c'est moi qui vous dis asseyez-vous et causons... » Paroles aussi llatteuses que délicatement tournées. Elle auraient eu plus de prix encore, si l'inconstant Louis XVIII leur avait gardé toujours la même valeur. Dans une occasion différente, mettant en doute une telle et si belle généalogie, il coulera ces mots à l'oreille du voisin Talleyrand n'est pas de Périgord, mais du Périgord. C'est qu'en efl'et des déchiffreurs de parche- mins s'étaient trouvés pour établir que les Chalais n'a- vaient rien de commun avec les comtes de l'ère caro- lingienne et qu'ils n'étaient point admis à fonder leur noblesse en deçà de 1461. Quoi qu'il en fût de ce litige héraldique, les Talley- rand avaient certainement plus de lignage que d'apa- nages. A défaut d'un abondant patrimoine, on y jouis- sait d'une position de cour tranquillante pour soi et fort commode pour l'établissement des enfants. La cour était le grenier et la mère nourrice de la noblesse pauvre. Lorsque s'y présentèrent les Talley- rand, en 1742, leur train était des plus modestes. Ils s'approchèrent autant qu'ils le purent de la source des faveurs. Si lien firent-ils qu'elle se déversa sur eux en émoluments d'emplois, bénéfices épiscopaux, abbayes en commande, produits de charge, assignations sur le domaine, tout ce qui en découlait enfin. ENFANCE ET JEUNESSE 5 La bisaïeule de Gliarles-Maurice, M""' de Ghalais tenait aux Mortemart dont elle avait reçu en héritage, l'esprit, c'est-à-dire cette fine politesse, cette justesse dans le singulier des mots et celte particularité d'ex- pressions vives qui fut, pendant longtemps, comme le langage naturel de la famille. Sa grand'mrre paternelle était dame du palais de la reine; elle demeurait fixement à Versailles, sans attache de résidence parisienne; elle y remplissait ses fonctions dans le calme, considérée du roi, estimée comme il convenait des gens de bien pour la réserve' noble — un peu chargée de dévotion — de ses manières; d'ail- leurs ne plaignant point ses démarches pour ses enfants, qui étaient au nombre de cinq, et donnant à cette re cherche de leur avenir plus de soin qu'aux détails de leur éducation. - ; Son père, Charles-Daniel de Talleyrand-Périgord, né de Daniel-Marie de Talleyrand, comte de Grignols, bri- gadier des armées du roi eut, pour sa part, dans la distribution des offices ou des grades, d'être menin du Dauphin et lieutenant général il s'en tenait content et faisait peu parler de lui. Sa mère, Alexandrine de Damas, fille de Joseph de Damas, marquis d'Antigny, attirait davantage l'atten- tion, sans qu'il en ressortît de signes très éclatants. On la savait assidue à la cour dont elle avait l'instinct d'ha- bileté, empressée auprès des gens en place et leste à monter, autant qu'il lui paraissait bon d'en prendre la peine, socis les combles du palais de Versailles. Il fut noté que, durant la courte apothéose de la comtesse de Mailly, elle s'était employée avec une obligeance parfaite, à tenir la partie de piquet de M"*" JacoJj, la première femme de chambre de cette maîtresse de Louis XV. Le C. l'KlNGF, lK TALLKYI'.AM goût lui en était passr, aussitôt ulissait que d'une l'aboli intermittente et distraite. L'éducation des fils de la noblesse, héritiers du nom et des armes », pour les- quels les âpres sentiers de la vie s'ouvraient comme des avenues larges et faciles, sans qu'ils dussent se don- ner beaucoup de peine ensuite afin de s'y pousser, sup- portait cette insouciance. On en étendit la commodité aussi loin qu'il était possible, à l'égard du jeune Talleyrand. La tendresse paternelle fut avare de caresses à ses premières années, qu'il passa toutes hors de la maison. Comme sa mère, comme la plupart des gens de leur monde, son père avait adopté en manière de sysième éducatif que le devoir des parents était de conserver, vis-à-vis de l'en- fant, la dignité d'une sorte d'indifférence extérieure — qui n'empêchait pas, au reste, l'heure venue, de songer aux intérêts de son rang, de sa fortune. Il fut élevé selon ce principe. A quatre ans, il était encore en pension dans un faubourg de Paris, chez la femme à laquelle on l'avait confié; et plusieurs années s'y ajou- teront avant que le regard du chef de la famille con- sente à s'arrêter sur lui. Au matériel, des négligences furent commises. Il n'avait pas quitté le berceau lorsque lui advint — par la faute d'une servante — un accident, qui le rendit légèrement boiteux. M"" de Talleyrand en fut touchée, mais pas au point de vouloir rapprocher l'enfant d'elle, de ses soins attentifs, de sa sollicitude. Talleyrand vieilli pourra consigner, aux premières pages de ses mémoires, fu'il n'avait jamais couché sous le toit de ses père et mère. 8 LE DK TALLEYHAM Il était donc boiteux, comme le furent le duc du Maine et lord J3yron, et, tels ce prince et ce poète, se consolera-t-il malaisément d'une disgrAce physique incommode, quoique peu prononcée chez lui, pour le rôle à jouer dans la société des femmes. Et que de jeux de mots ilus ou moins heureux, que d'allusions, que d'insolences, à l'occasion, lui vaudra, plus tard, ce pied équivoque, cette vague boiterie dont on comparera l'allure indécise à celle de ses sentiments et de ses actes ! La cause en avait été, disions-nous, une maladresse domestique. Du moins, l'explication donnée fut celle-là, malgré qu'il y ait eu des versions établissant qu'elle provenait, en réalité, d'un vice congénital. S'il fallait en croire les confidences d'un cousin de Maurice de Périgord, un abbé-comte aussi, et qui l'avait côtoyé longuement au séminaire de Saint-Sulpice, à Reims, ailleurs, il aurait été naturellement pied-bot; et, cir- constance non moins singulière que fâcheuse, il y aurait eu toujours un pied-bot dans la famille des Tal- leyrand! Accident ou cas d'infirmité native, les conséquences en furent majeures sur la direction de sa destinée. Jugé impropre à la vie active, c'est-à-dire au service des armes, on le destitua de son droit de primogéni- ture, qui était de porter l'épée. La famille décida qu'il serait voué à l'étal ecclésiastique. Il serait abbé, en dépit qu'il en eût. Cependant, on l'oubliait un peu, dans son faubourg. Lorsqu'on vint l'y prendre pour l'envoyer en Périgord, au château de famille, chez M'"^ de Chalais sa bisaïeule il l'appelait sa grand'mère, qui désirait l'avoir auprès d'elle, il allait avoir cinq ans. iSous la garde d'une ENFANCE ET JEUNESSE 9 femme simple au grand nom M" Charlemagne, il fut mis dans le coche de iJordeaux, ui employa dix-sept jours à le transporter jusqu'à Ghalais. L'enfant plut à l'aïeule; tendrement elle désira l'at- tacher à elle par des liens de caresses auxquelles on ne l'avait pas accoutumé. Elle lui témoignait celte affection attentive et prévoyante, dont les marques lui étaient si nouvelles; elle parlait à son àme, à son esprit naissant et l'instruisait par des exemples aimables. La considération mêlée de gratitude, dont il voyait environnée cette grande dame, sa parente, autour de laquelle se ralliaient toutes les idées de puissance et de protection, accroissait son respect et son amour. Il se sentait naïvement heureux de s'entendre dire par celui-ci ou celui-là, chez les gens d'alentour, que son nom avait toujours ét& en vénération dans le pays; qu'on avait eu de la générosité des siens cette église, cette maison, ce champ, et que, de génération en géné- ration, avait fructifié l'héritage des bons sentiments envers eux. Dans le même temps il s'imprégnait d'ha- bitudes, qui devinrent celles de toute sa vie, nous vou- lons parler des formes d'une politesse digne et sans morgue, dont il avait eu le modèle sous les yeux. Ce fut l'instant de ses années enfantines le plus cher à son cœur. Il ne s'en souviendra jamais sans attendris- sement, lorsque, parvenu au fort de la vie, des retours de sa pensée le ramèneront à ces candeurs lointaines. Hélas! il lui fallut quitter trop tôt des lieux si agréables. On devait le rendre à Paris et le conduire au collège d'Harcourt. Il avait appris à Chalais ce qu'on savait dans le pays, quand on était bien élevé », c'est-à- dire assez pour le bonheur et guère pour la science lire, écrire et parler un peu le périgourdin. Ces notions 1 L E P 11 1 X C !• I I- T A L F. E Y H A M » riidimentaires suflisaient à son âge. 11 n'avait pas plus d; huit ans. Mais l'heure était arrivée d'en apprendre davantage. Le jour du départ lira bien des larmes de ses yeux. Déjà les grelots de la voiture tintaient à la porte du château. Il s'arracha en pleurant aux bras de M""' de Chalais. Sans doute, quelque circonstance impé- rieuse avait dicté l'arrangement brusque, qui l'enlevait à ce tiède abri. Il lui fallut quitter la vieille maison seigneuriale, les coins familiers à ses jeux, l'air pur et la riante campagne, quitter tout cela pour la sévérité d'un mur de collège! Le signal était donné. Le lourd équipage se mit en route. Les claquements de fouet du postillon, les changements de chevaux, aux relais, la succession des auberges et les incidents de la route, le distrayèrent de son chagrin. Le dix-septième jour marqua le terme du voyage. On arrêta, rue d'Enfer, au bureau des coches. Il descendit, impatient de toucher terre et cherchant des yeux son père, sa mère. Mais ils n'étaient pas venus, ayant jugé plus raisonnable de s'épargner des eiï'usions inutiles. Un domestique d'âge, seul, était là, qui l'attendait et avait ordre de le mener tout droit, sans biaiser en route, au vieil établissement scolaire. Charles-Maurice était arrivé à Paris sur le coup de la onzième heure du matin. A midi, il se trouvait installé à une table de réfectoire, ayant à côté de lui un doux écolier de figure avenante, aux yeux clairs, à la parole vive, qui fut son camarade, aussitôt, et resta son ami, toute la vie il se nommait Choiseul, plus tard le comte de Choiseul -Goutîîer. On le conduisit ensuite dans l'appartement de son cousin de La Suze, en le confiant au même précepteur, un abbé Hardy, qui n'avait d'entreprenant quele nom et s'occupait de ses devoirs avec bénignité. Régulièrement, une fois par ENFAXCK KT JK T M] S S K H semaine, ce précepteur ecclésiastique le menait chez ses parents, pour s'asseoir à leur table, à l'heure du diner. On ne s'y dépensait pas beaucoup en paroles ; et, le repas terminé, c'étaient toujours les mêmes mots pro- noncés sur le même ton qu'on adressait à l'enfant, [rèt à regagner son collège Soifcz mr/e, mon fils, et cou teniez nionsienr l'abbé. En vérité, M. l'abbé Hardy, avec son nonchaloir habituel comme, après lui, M. le précepteur Langlais dont la science n'excédait pas de beaucoup une con- naissance passable de son histoire de France » étaient des gens faciles à contenter. Aussi, les progrès de l'écolier, qu'ils avaient à stimuler doucement, n'avan- çaient-ils qu'à pas contenus. On ne l'encourageait guère à en presser l'allure. La famille ne tenait pas à ce que Charles-Maurice révélât trop tôt des dispositions excep- tionnelles, qui l'auraient rendu moins maniable ou qui eussent jeté sur sa jeunesse un éclat trop séduisant. Et puis il était tombé malade, au cours de sa douzième année, dangereusement. Une interruption forcée s'en- suivit. Atteint d'une atîection contagieuse, la variole, il avait dû quitter le collège. Ses parents envoûtèrent audit lieu une chaise à porteurs, pour le transporter non pas dans la maison familiale, mais chez une garde- malade, rue Saint-Jacques. Il eut la double consolation, en son malheur et malgré l'étrangeté des prescriptions hygiéniques usitées alors en pareil cas, d'échapper à la maladie, sans en garder de marques, et au médecin. Sa convalescence fut assez rapide. Sa rentrée au trHar- court suivit de près la guérison. Quand il eut terminé ce premier stage d'études, on lui fit savoir qu'un autre et particulier programme l'attendait au séminaire Saint-Sulpice, la pépinière soi- 12 LK PRINCE DE TALLKYHAND gneusement abritée où se formaient les jeunes clercs. Auparavant, pour lui donner une idée avantageuse et môme tentante de l'état auquel on le destinait on jugea qu'il ne serait pas mauvais de le tenir, un certain nombre de mois, auprès de son oncle paternel Alexandre de Talleyrand, grand personnage ecclésias- tijue, coadjuteur de l'archevèque-duc de Reims, et futur cardinal. On en prit les mesures avec plus d'éclat qu'au temps de son premier voyage; une chaise de poste vint le prendre au collège d'Harcourt et le mener, en deux jours, dans la noble ville de Reims. Il portait déjà la soutane, quoiqu'il n'eût que douze à treize ans; et M""" de Genlis, qui le vit à Sillerj, où l'avait amené M. de La Roche- Aymon, avait été très frappée de sa physionomie il était pâle et silencieux, avec un visage agréable et l'air observateur. On déployait à l'archevêché beaucoup de luxe et de solennité. Tous les signes d'une considération pleine de faste 1 se manifestaient à Fégard de l'illustre prélat, comte de La Roche-Aymon, et de son coadjuteur. L'ima- gination de Charles-Maurice en fut frappée sans en être éblouie. Il avait la probité de la jeunesse, cette hon- nêteté naturelle des sentiments, dont son entourage, précepteurs et professeurs, lui tirent un premier devoir de se débarrasser. Des instructions avaient été données de Paris, à Reims, bien précises. Rien ne devait être négligé afin de lui inculquer profondément en l'esprit qu'un homme de son nom ne pouvait avoir d'autre car- Ci Trop fastueuse, trop prodigue même était celle existence de prélat grand seigneur. Lorsque le cardinal de La Roehe-Aynion, deux années plus tard, succombera aux suites d'un accès de goutte, ce financier de l'Église, qui jouissait d'un revenu de six cent mille livres, laissera des dettes si considérables que la totalité de ses biens ne suffira pas à les payer. ENFANCE ET JEUNESSE 13 rière que l'ecclésiastique, s'il n'avait pas à porter l'épée. L'emploi de son temps et jusqu'au choix de ses lectures y fut soigneusement approprié. Sous ses yeux on faisait passer les mémoires du turbulent cardinal de Retz, ou le récit tracé par Fléchier des grandes actions de cardinal Ximénès, ou la vie de l'archevêque Hincmar, ce prêtre du moyen âge au caractère impérieux, au génie souple et remuant, d'autres belles pages encore capables d'éveiller ses ambitions, en les retenant au sein de l'Église. On lui donnait en exemple encore la grande destinée de l'un des leurs, au xiv'' siècle, le cardinal Hélie de Talleyrand-Périgord, que célébra Pétrarque, et auquel son influence impérieuse dans les conclaves avait valu le surnom de Faiseur de papes ». Un prêtre ténu en religion », sans doute, mais ayant de si haut agi, dominé, dans l'ordre des choses terrestres comme diplomate, conseiller des princes et protecteur des arts! Une année de cette préparation parut suffire. La résistance vague, qu'il essayait d'opposer aux desseins dont il était l'objet, se lassa. Il prit le chemin du sémi- naire, mais à contre-cœur. En franchir le seuil c'était engager l'avenir, c'était passer le vestibule de la carrière sacerdotale. Sa conscience juvénile, qui n'avait pas eu les occasions d'acquérir cette élasticité, dont elle aura les ressources, en l'âge d'expérience humaine, se sentait mal à l'aise dans une voie qu'elle n'avait pas libre- ment choisie. Malgré les nobles exemples dont on l'en- tretenait sans cesse, sa conviction n'était pas faite qu'il dût entrer dans une carrière avec l'intention d'en suivre une autre et passer par le séminaire et la prê- trise pour être plus sûrement, un jour, diplomate, chargé d'allaires, ministre. Dans la pratique des choses, ce pis-aller comportait, 1* LE PHINCK lK A M certes, d'éminents avantages sur lesquels on n'avait pas manqué d'insislei- en les lui rejjrésentanl comme autant d'accès faciles vers la fortune, vers les honneurs. Le regretlable, en sa silualion d'Ame, fut que les siens, enfoncés dans leur égoïsme nobiliaire ou trop occupés de leur personnelle satisfaction, continuaient à le laisser, à Saint -Sulpiee aussi bien qu'auparavant au ojlh'ge d'Harcourt, dans une sorte d'abandon moral. Lorsjue de nombreuses années ani'oiit suivi ces circonstances, Tallevrand croira conqjrendre, eu y l'amenant ses réllcxions, que la vraie cause de réloignement de ses parents provenait de leui* atfection secrète et que s'étant déterminés, selon ce pi'ils regardaient comme uji intérêt de famille, à contraiiidn' les goûts de leui- ri\> aîné, ils s'étaient déliés de leur courage à provoquer ses confidences et ses plaintes. Ils avaient préféré le voir le moins possille pour ne s'exposer point à défaillii' dans l'exécution de leur projet. Pai' une illusion toute filiale, il tendra presque à leur en savoir gré. De même, longtem[»s, très longtenqis après, en vertu de celle dis- position d'esprit, à laquelle on incline volontiers, de ratta- cher les résultats obtenus, au Ixjut de la carrière, à des causes fortuites et qu'on découvre jjIus fard, d'éduca- tion première, d'entourage, il dira tout le bien imagi- nalle des études théologitpies, où l'avaient engagé des raisons parfaitement indépendantes de ses goûts. Il lui siéra de leur attribuer une part essentielle de cette sagacité, de cette mesure de pensée et d'expression, qui lui furent des qualités excellentes dans le monde des grandes affaires 1. Des considérations tardives lui feront 1 Tei, le plus indéterminé des hommes dans les principes d'une phi- losophie sans logique, d'une morale sans règle, d'une religion sans dogmes ni symboles, Ernest Renan dira, se souvenant d'être passé par là, i ENFANCK ET JEUNESSE 15 considérer comme des exercices tout à l'ait précieux cet appren lissage scolaslique surtouL en Sorbonne, ces batailles d'idées où le raisonnement acquiert de la force, de la souplesse, de la ductilité. Avec leurs feintes et leurs déductions captieuses, les arguties des controverses sont-elles si éloignées des détours, des feintes savantes par où se dérobe le oui et le non diplomatique?... Les points de vue changent avec les dates de la vie. Mais alors, mais en sa période attristée de séminaire, Talley- rand n'en jugeait pas d'une manière si complaisante et subissait en frémissant le passe-droit dont l'injustice des siens le forçait à subir Tatfront, lui l'aîné de la famille. Sans en dire mot à personne, il en restait intérieure- ment courroucé; l'étude seule pouvait en dissiper Tim- pression. A cette école forcée s'aiguisait la finesse natu- relle de son esprit. En revanche, de quelle dose de scepticisme allait- il y faire provision à l'égard de tout et de tous religion, famille, société! Il avait cessé d'être sincère, presque à son entrée dans le cercle de l'action humaine, par l'obligation qui lui fut imposée d'y jouer la comédie de ses sentiments ; car, on l'obligeait à jouer un rôle, à exercer un ministère auquel ne le pré- disposait aucune croyance. Une tristesse concentrée, rebelle à se laisser inter- roger comme à se laisser distraire, glaça l'éveil de ses seize ans. Les raisons cachées en échappaient au discer- nement de ses maîtres, dont l'esprit était plutôt large et bon, aussi bien qu'à l'imagination curieuse de ses condisciples. Plus réfléchi qu'on ne l'est ordi- nairement à cet âge, il s'enfonçait dans ses pensées, lui aussi Je dois la clarté de mon esprit, en particulier une certain-e habileté dans l'art de diviser lart capital, une des conditions do l'art d'écrirei aux exercices de la scolastique » [Souvenirs de jeunesse,} 10 Li p H IN CI-; Di talleyiiand ses regrets, ses désirs insatisfaits, sans leur permettre aucune ouverture sur le dehors qui pût les soula^^er. C'était un état d'isolement intérieur et de mélancolie, dont il ne parvenait pas à s'affranchir. Il demeura des semaines, des mois sans parler, — ce rpii le faisait pa- raître orgueilleux, hautain, dissimulé même. On le lui reprochait souvent il n'était que profondément mo- rose. Il se voyait, au monde, sans guide et sans lumière, sans foyer qui lui donnât, le matin, la percep- tion des joies du soir. Cependant la jeunesse en revient inévitablement à réclamer ses droits au plaisir de vivre. Le lesoin d'une alîectivité nerveuse tourmenta son cœur et son cerveau, avant que le désir agité de la passion eût troublé le som- meil de ses sens. Tout à l'improviste, un rayon d'amour perça, éclairant, réchauffant ce printemps assombri. Le trait de lumière avait, par hasard, traversé les vitraux d'une chapelle pour s'arrêter sur son cœur. En cette chapelle de l'église Saint- Sulpice où se sancti- fiaient les élus du Seigneur, son regard, à plusieurs fois, s'était tourné vers une image gracieuse et vivante, qui n'était pas dans son livre d'heures. C'était une jeune personne priant là, d'halitude, et dont l'air simple, la contenance modeste, l'avaient touché singulièrement. Depuis qu'elle se montrait si exacte aux grands offices et qu'il s'en était aperçu, il n'en manquait pas un, jusqu'à ce qu'enfin le désir le poignit de connaître le son de sa voix. Enhardi, certain jour, il était sorti de la maison de Dieu, en même temps qu'elle, la suivant de près. Comme elle mettait le pied hors du saint édi- fice, elle parut inquiète et n'osant avancer davantage. C'est que, pendant vêpres, le temps s'était gâté. La pluie tombait à grosses gouttes. Pouvait- il souhaiter une MADAME DU BARRY {Miniature de Lawreince CollectionlDoistau ENFANCE ET JEUNESSE 17 occasion meilleure de se rendre aimable, empressé? Il le fut. S'étant rapproché d'elle vivement, il tendit an -dessus de sa tète un abri protecteur, en l'invitant à l'accepter. Elle ne s'y refusa pas. On marcha de compa- gnie. Après les hésitations des premiers compliments, on eut bientôt lié connaissance. 11 était un jeune homme malheureux. Elle était une infortunée jeune fille. Les parents le forçaient à embrasser la prêtrise. La famille la contraignait à se vouer au démon du théâtre. IS'était-ce pas une double iniquité du sort? Cette conformité dans leur situation ressera le lien de leur sympathie naissante. Tout en échangeant leurs chagrins, leurs embarras, ils étaient arrivés à la maison de la rue Pérou, où logeait l'intéressante personne. Elle lui permit de monter chez elle, pour ne pas arrêter court une conver- sation si bien commencée et si pure ! Avec une égale candeur, elle lui proposa, quand il partit, de revenir. Il se rendit à l'invitation, diligent, heureux, d'abord tous les trois ou quatre jours, puis à peu près quoti- diennement. Ils mêlaient leurs peines secrètes avec délices. Quel abus pouvait être plus cruel que de main- tenir, malgré lui, au séminaire, un jeune homme si peu fait pour y être emprisonné? Quelle injustice imaginer plus noire que d'obliger à jouer la comédie une ùme de vingt années 1 toute sincère et limpide?... Elle ne se plaindra pas toujours de la dure nécessité où on la mit d'entrer au théâtre, M"'' Dorinville dite M"^ Luzy 2 Talleyrand ne l'a pas nommée, mais elle s'appelait ainsi. Avec le temps elle prendra cœur au métier pour 1 Elle en avait un peu davantage, étant née en 1747. "2i Dorothée Dorinville, au théâtre appelée M"» Luzy, sociétaire de la Comédie française, femme de P. -F. Ouillou, avocat, puis de Maris, avoué, 17i7-1830. iV. Frédéric Louée, la Comédie française, p. 154. 2 18 M'- PRINCK DK TALLKYRAND ce qu'il raiiporte aux jolies femmes de satisfactions à la scène, de succès particuliers dans les coulisses et d'agré- ments de toutes sortes semés par les détours du che- min. Un jour assez prochain on la verra très comé- dienne, très fière d'en arborer la cocarde, parlant hi haut de la voix et n'en faisant pas à deux fois pour s'annoncer et s'exprimer. N'est-ce pas elle qu'on en- tendra s'écrier en plein foyer, quelque soir Eh quoi! n'y aurait-il pas moyen de se passer de ces coquins d'auteurs?... » Ces bélîtres d'auteurs, en effet, jui osaient porter leurs prétentions en ligne de com}»te sur la feuille d'émargement de la Comédie française! Mais elle n'en est ]»as encore là. Pour le quart d'heure, elle se dit sacritiée; elle a besoin des consolations de l'abbé de Périgord, qui sollicite les siennes, et leurs communs soucis se fondent en des heures douces ; Ce fut pour leur douleur un merveilleux dictame. De l'esprit, elle n'en avait qu'à la petite mesure. II lui en découvrit beaucoup, sous les voiles de la beauté. Volontiers restera-t-il sur cette conviction qu'elle en dépensa indéfiniment dans leurs longs entretiens d'alors. Je ne me suis jamais aperçu qu'elle mancjuât d'esprit », confessera-t-il avec un air de candeur, amu- sant à noter chez un Talleyrand. Ravivé dans tout son être par une aventure, jui p'était peut-être pas la première en date de sa jeune expérience 1, il affronta plus allègrement les débats d'école. Ses supérieurs le félicitaient d'un changement dont ils s'abstenaient de scruter les causes, parce qu'ils possédaient aussi bien l'art de se taire ou de parler, de 1 Nous laisserons décote, si l'on veut bien, une certaine anecdote d'une certaine fille de rôtisseur et du trop jeune abbé de Périgord. KNFAXCK ET JKUNKSSK 49 sermonei' avec .sé\'érilc ou de fermer les yeux avec com- plaisance, selon les cas. Ses étiidcs de théologie s'ache- vèrent brillamment, à Saint-Snlpice. Il avait quitté le séminaire. Quatre ou cinq années auparavant, était sorti de la même école l'abbé Sièyès, qui n'avait pas non plus l'àme très ecclésiastique; et, comme Talleyrand, il avait traversé cette sorte de mélan- colie dont nous tracions l'image toutàriieun", contractée dans une situation trop contraire à ses goûts naturels. Mais la date approchait oii Charles-Maurice aurait à se prononcer définitivement. Avant de s'y résoudre, avant de se soumettre à l'irrévocable du sacrement de l'ordre, il traversa une crise pénible, suprême révolte de sa conscience asservie, — la conscience de Talleyrand, cjui s'assouplira de manière à ne s'émouvoir plus de rien ni sur rien ! La veille de la cérémonie, son fidèle Choiseul-Goutïior, étant allé lui rendre une amicale visite dans la soirée, l'avait surpris livré à un état violent de combat intérieur, de larmes et de désespoir. Puisque le sacrifice de son indépendance morale lui était si lourd à consommer, pourquoi, lui demanda Ghoiseul, n'éloignait-il pas le calice de ses lèvres, quand il en était encore temps? Pourquoi ne se dégageait-il pas d'une chaîne, qui n'était pas encore soudée? La réponse fut qu'il était las de lutter contre ses propres défail- lances, contre les redoublements de l'exigence mater- nelle, contre la pression de son entourage, contre les insistances de tout le monde. Un éclat tardif dépasse- rait son courage. Il n'avait plus qu'à se résigner. Lîne dernière fois, il soupira, se plaignit. Enfin, il accepta son sort 1. 1,1 Talleyrand fut ordonné prêtre, le 18 décembi'c, dans la chapelle de rarchevèché de Reims, i Archives départementales de la Marne, tenir l'assistance régulière aux Roberlines. ?sous le voyons mal parmi ces jeunes ecclésiastiques à Tàme ingénue, dont le meilleur con- tentement, après avoir pàb sur les textes saints, était de jouer leur partie de lalle, derrière l'église. 11 se connaissait, ailleurs, des distractions moins écolières. Sa licence de Sorbonne expirée, il prit logement à Bellecliasse, dans une maison petite, commode, bien approvisionnée de livres, où il se sentait heureux de penser, de vivre, sous sa propre, libre et unique direction. De temps en temps il faisait apparition dans sa famille. Des visites, non des séjours. La maison de ses parents avait un mouvement réglé. Il n'entrait point dans leurs habitudes journalières de recevoir beaucoup de personnes, et en particulier de cette espèce brillante, qui paradait sur le grand théâtre. Pour aller chez sa mère, dont il vanta les agréments de société, il choisis- sait l'heure où il s'attendait à la trouver seule afin de se pénétrer mieux du charme de sa conversation. Elle n'y mettait, à ce qu'il en a dit, aucune prétention, mais livrait ses paroles avec une sorte d'abondance délicate- ment nuancée où les mots donnaient à entendre plus qu'ils n'exprimaient. Quand il en avait goûté le filial plaisir, il reprenait ses courses à travers le monde. Nul n'était mieux accueilli dans la société d'une duchesse de Luynes ou d'une vicomtesse de Laval- Montmorency. La grâce naturelle avec laquelle il se prêtait aux fri- ENFANCE ET JEUNESSE 35 voles badinages ne laissait pas encore prévoir la force de cette raison toujours droite et lumineuse », qui lui permettra, lorsque seront venues les heures historiques de s'élever avec une aisance aussi parfaite aux plus sérieuses considérations de la politique d'État. Pour le moment il n'était que jeune, léger d'esprit et discrète- ment amljitieux. CHAPITRE DEUXIÈME La société sous Louis XVL Une période de temps heureuse à vivre. — Tableau des premières années du régne de Louis XVI. — Malgré l'étiquelte. — Portraits et détails de Cour. — L'état d'àme du monde aristocratiiiue, àla veille de la Révolu- tion. — La grande compagnie de Paris. — Des contrastes. — Les maisons préférées où fréquentait Talleyrand. — Chez M-»" de Montesson. — En un logis de la rue de Bellechasse. — A la conquête de la vie, de la fortune et du succès Talleyrand, Narbonne, Choiseul-Gouffier. — Des liaisons de cœur et d'esprit. — Entre la sensible comtesse de Flahaut et l'éloquente M°" de Staël. — L'amour et l'ambition. — De quelle manière remar- quable l'abbé de Périgord avait rempli son agence générale du clergé. — Par contre les longs repos de son collègue, l'abbé de Boisgelin chez M"" de Cavanac. — Pour être cardinal. — Pour être évêque. — Nomination de Talleyrand au siège épiscopal d'Autun. — Après com- bien de résistances royales et dans quelles circonstances. — Vers la fin du règne. — Ce qui décida tout à coup l'évêque d'Autun à quitter Paris pour aller visiter enfin son diocèse. — Les cérémonies de sa réception. — Évêque et député. — Comment Talleyrand sut acquérir les suffrages qui l'envoyèrent aux États généraux. Les temps étaient fort agréables à vivre, aux environs de 1780. On se disait que la France n'en avait pas goûté de pareils depuis les commencements de la monarchie 1. Parmi ceux dont la jeunesse, à cette date, eut le bonheur de se glisser dans la vie, nul n'y fut plus sensible que l'abbé de Talleyrand ». Nul n'en l J'ai vu les magnificences impériales; je vois, chaque jour, depuis la Restauration, de nouvelles fortunes s'établir et s'élever; rien n'a égalé, à mes yeux, les splendeurs de Paris, dans les années qui se sont écoulées depuis la paix de 1783 jusqu'à 1789. » Mémoires du chancelier Pasquier, t. I". ;{8 Li; l'UiNCK iK t.\i-liyi.\M précisa mieux, pour l'avoir ressentie tour à tour, la doulIe impression de joie, quand il s'y laignail avec Irlices, et de regrets, quand il l'eut quittée. Une douceur indulgente conduisait les actes du gou- vernement. De son initiative favorisée par les senti- ments généreux du roi avaient découlé des réformes bienfaisantes. Les communications s'amélioraient par- tout, depuis que la sagesse de Turgot y avait appliqué ses soins. On bâtissait dans les villages, on cons- truisait dans la capitale avec une ardeur qui ne don- nait guère à prévoir qu'un souftle de destruction s'y abattrait si tôt, laissant derrière soi tant de ruines. Il y régnait un faste élégant, où les générations de l'ave- nir iront encore chercher des modèles. Si les yeux se détournaient de certaines misères de campagnes, de certaines famines de paysans, ignorées des salons, et si l'on oubliait de regarder à la pénurie du Trésor 1, tout présentait les dehors d'une situation facile et prospère 2. On voulait bien en convenir le gouvernement n'avait plus d'argent ni guère de crédit mais on en rejetait la faute sur les mauvaises opérations de 1 A son avènement Louis XVl avail trouvé une dette de quarante mil- lions. Il l'avait diminuée de trois millions, durant les deux premières nnnées de son règne. La guerre d'Amérique l'avait reportée à quarante-deux mil- lions; et, depuis lors, le déficit avait été croissant d'exercice en exercice. Mais que ce déficit royal, donts'alarmaient tant les imaginations, paraîtrait modeste à notre France républicaine, où la dette publique s'écliafaude par milliards, sans paraître déranger les ressorts de l'activité générale! 2 C'est en 1775, à Soissons, à la veille du sacre. On lit dans les Mémoires secrets Les malheureux paysans, qui travaillent aux ponts par où doit passer Sa .Majesté, dès qu'ils voient de loin un voyageur, s'agenouillent, lèvent les mains au ciel et les ramèaeal vers leur bouche comme ixur demander du pain. » LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 39 M. d'Ormesson on comptait sur M. de Galonné, ou sur Necker ou sur ïurgot pour rétablir tout cela; et l'opli- misme général n'en était pas entamé. Dans l'air ïot- taient des tiédeurs exquises où ne se dénonçaient point les signes d'orage. Les journées et les soirs s'écoulaient en l'illusion que les lendemains leur seraient toujours semblables. Des hardiesses singulières perçaient à travers les pro- pos, éclataient dans les livres; elles ne troublaient qu'à la surface la sérénité des institutions traditionnelles. Aux foyers de l'aristocratie, les accoutumances depuis si longtemps maintenues d'une existence sûre et tran- quille semblaient permettre et couvrir toutes les témé- rités. Des fortunes patrimoniales, et de très impor- tantes, comme celle du prince de Guéménée 1, étaient sous le coup d'un terrible renversement. Qui s'en fût douté? Où l'aurait-on appris? Dans les rencontres de bonne compagnie, l'état de fortune, la quantité de richesses, n'étaient pas une question dont on se mît en peine, pourvu qu'on pût paraître convenablement. La pensée seule d'y trahir de la curiosité eût semblé com- mune au dernier point. Le cours variable des rentes, les affaires d'argent que ces mots eussent sonné faux dans les conversations et que vite on aurait renvoyé il La banqueroute du prince de Guéménée fat une immense surprise; tel un coup de foudre tonnant dans un ciel sans nuage. Comme il se mêle presque toujours du plaisant au triste, on a raconté quelque chose d'amu sant, à propos de ce désastre financier, dont les rejaillissements inattendus atteignirent plusieurs centaines de familles. Dn marchand de modes, qui passait pour posséder une soixantaine de mille livres de rente, faillit en perdre la moitié dans cette aventure. Il s'en lamentait sur le ton d'un gentilhomme ruiné, s'étantdonnébeaucoup d'importance, depuis qu'ilavait eu affaire aux grands seigneurs Me voilà, disait-il à ses amis du Palais- Ro^al, me voilà, maintenant, réduit à vivre comme un simple particu- lier ! » 40 LK i>iunK PRINCi 1K TALLKYRAND désirant avec sincérité le hoiilieur de ses amis, se mon- trant capable d'y contrilnier, mais se passant assez aisé- ment de les voir. ïalleyrand sut analyser de trop prés ses qualités moyennes et ses travers pour avoir pu lui consacrer l'une de ces affections intenses, que passionne le sentiment. Mais, en sa jeunesse, il s'ouvrait à lui plus qu'à d'autres; il le voyait doué de tous les genres d'éclat, ainsi qu'un Lauzun-Biron ; il lui confiait ses projets d'avenir, ses idées en formation, par la causerie ou par des lettres 1. Sa liaison avec Louis de Narhonne était une habitude agréable de société plutôt que l'effet d'une naturelle et vive attraction. Bien qu'on eût pu lui en rétorquer le reproche, il n'accordait pas à Narbonne un caractère assez sûr pour inspirer la confiance qu'exigent des rap- ports intimes. On le voit, Talleyrand ne rehaussait }as d'extraordinaire cet étincelant Narbonne, quoiqu'il le vît sans cesse, et pour cela peut-être. A l'occasion, il ne lui déplaisait point de lui détacher quelque trait malicieux, comme pour le contentement d'une secrète revanche... Ce fut plus tard. Enseml>le ils arpentaient la terrasse des Feuillants. Narbonne, qu'avait chatouillé la Muse, au matin, lisait des vers. Quelqu'un passa, bîullant Prends donc garde, Narbonne, conseilla ïalleyrand, tu parles toujours trop haut. » De l'esprit, pourtant, celui-ci n'en manquait pas, quoiqu'il ne fût pas aussi pur d'alliage que l'eût aimé l'abbé de Péri- gord. Leurs qualités n'étaient pas de pareille essence. Talleyrand avait l'avantage du bon ton et de la déli- catesse. A Narbonne réussissait une sorte de grâce par- 1 C'est à ce Choiseul-GoulGer qu'il écrira, pendant une absence dont le terme ne se rapprochait pas assez vite " Comme tu nous manques, ici. toi, noble, élevé, populaire! » LA SOCIÉTÉ SOIS LOUIS XVI 55 ticulière dans la camaraderie, qui gagnait à s'exereer dans une compagnie plus abandonnée. C'était une nuance, que faisait sentir avec beaucoup de malice Tal- leyrand, sous la forme de cette opposition Si l'on citait les hommes qui avaient soupe, tel jour, chez la maréchale de Luxembourg, et qu'il y eût été, les noms de vingt personnes se seraient présentés avant le sien; chez Julie, il eût été nommé le premier 1. » Lui ui parlait ainsi n'avait pas à craindre la compa- raison; et cela il ne l'ignorait point. Le plus sûr de son art consistait en ces demi -silences, appuyés d'un regard observateur et fin, servant de louange indirecte aux mérites de ceux ou de celles qu'il écoutait. Il en raisonnait intérieurement, comme le conseillait si bien la duchesse » de Stendhal à son neveu dont elle rêvait de faire un Mazarin. S'il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse, qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de Ijril- 1er, garde le silence; les gens verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d'en avoir, quand tu seras évèque. » L'abbé de Périgord ne s'y limitait pas, néan- moins. Il savait, au bon moment, en relever l'impres- sion par des interventions heureuses, par des traits à la Rivarol, articulés d'une voix profonde et mâle, dont l'accent surprenait sous cette figure, — une phy- sionomie d'ange animée de l'esprit d'un diable, disait-on. De son agrément personnel, de ses mots, de ses trouvailles impromptues ou méditées à loisir, il était si souvent question qu'on ne doutait point qu'il n'eût la plume également déliée et qu'il ne laissât courir le 1 D'une manière bien plus relative, Rivarol disait de son propre frère ' de Golconde. Il eût pu l'être, aussi bien, à en juger seulement d'après des lettres de jeunesse courtes, gaies, aimables, qu'il écrivait à son ami Choiseul-Gouffier, et qui sont d'une vivacité toute charmante. Mais, étant déjà si muni de son propre fonds, on lui prêtait encore du bien d'autrui. A ce genre d'enrichissement ne fut-on pas toujours disposé? Il sera dit que Chamfort lui pro- digua du sien et qu'après ce faiseur de pensées, Maurice de Montrond aurait eu des droits de créance sur plu- sieurs des mots de Talleyrand. Le prince de Beauvau racontera, plus tard, qu'étant à l'Institut, il entendit Talleyrand s'extasier sur la beauté d'une citation, qui LA SOCIKTÉ SOUS LOl'IS XVI 57 venait d'être faite en séance académique. C'est un mot charmant, avait-on déclaré. Et d'où cela vient- il, s'il vous plait? — Mais de M»-'' l'évèque d'Autun », avait répondu le maréchal de Beauvau, supposant qu'il n'en avait pas gardé mémoire, ou peut-être désirait qu'on lui en restituât l'honneur. Alors, lecomtedeSenneterre, qui élait aveugle et ne connaissait pas la voix de Tal- leyrand, de protester Holà! prince, holà! vous manquez de justice; vous deviez dire que le mot est de M. Chamfort. » Le détail n'enlevait rien à la masse. L'apanage spiri- tuel de Talleyrand restera toujours assez abondant pour qu'on ne le soupçonne point d'indigence. Ce n'était pas chose connue qu'il se prodiguât en compliments épis- tolaires. Il avait la plume avare de madrigaux. Cette fine plume, cependant, il la trempait quelquefois dans l'eau de rose. Il se surprenait à faire l'agréable en écrivant. Il mettait là du recherché, de l'affecté; béné- volement il sacrifiait aux grâces minaudières de Crébillon. Mais, nous l'avons insinué, il n'en faisait pas un péché d'habitude, s'arrangeant d'autre manière pour conduire à bien ses entreprises, nous voulons dire de certaines entreprises. La façon lui réussissait. Avant de mener l'Europe, avant de tromper en maître les rois et les gouvernements, il nouait et dé- nouaiten artiste les fils de la diplomatie amoureuse 1. L'une des rencontres salonnières dont il eut les plus intimes raisons de se féliciter fut, certainement, celle 1 Cf. notre ouvrage sur le Duc de Morny, chap. I". o8 LE PRINCK DE TALLEYRAND qui le mit, un soir, en présence de l'aimable comtesse de Flahaut, si pure en ses conceptions romanesques, si réservée dans ses propos, si compatissante en son particulier. Ce soir-là, l'abbé Maurice avait l'humeur vive, la conversation liante. La dame ne put se défendre de lui vouloir du bien, tout aussitôt. Sans doute, elle avait entendu dire, entre femmes, qu'elles devaient se défier d'un tel enjôleur et que ses paroles enveloppantes ne contenaient rien de sur; mais leurs résolutions étaient fragiles en face de l'enchanteur » . Dès les pre- miers abords, séduit à la nature riante de M"* de Fla- haut, à sa mine de douceur, à sa voix, à son parler fort agréable, il lui marqua un air d'attention, de poli- tesse plus prononcé que pour aucune d'alentour. Un visage gracieux sans rien de merveilleux, mais qui plaisait, de l'esprit et du plus orné, une gaîté facile à s'emparer des nouvelles de galanterie, sans y jeter un éclat nuisible, et ne goûtant rien autant que ce qui était délicat, léger, senti et exprimé avec mesure il en eût fallu moins à des s}Tnpathies éveillées déjà. Or, d'autres attraits s'ajoutaient à eeux-là. Les qualités d'instinct ou de particulière éducation qu'il décernait volontiers à toutes les femmes douées d'intelligence, c'est-à-dire leurs facultés divinatoires, leur fécondité d'expédients, leurs aptitudes naturelles à la diplomatie, il s'était plu à les voir réunies chez cette jeune com- tesse avantagée d'un vieux mari, comme pour justifier par devers soi-même une inclination tendre, qui ne tenait pas seulement à ces qualités-là. Au surplus, la maison était fréquentée. Des raisons diverses l'y poussaient. Il y \int, comme on l'en avait prié et n'eut qu'empressement à renouveler les visites. Le cœur de M""' de Flahaut se laissa prendre assez LA SOCIETK SOL'.S LOUIS XVI 59 complaisamnient aux filets bien préparés de M. l'abljé de Périgord, prochain évèque d'Autun. 11 la courtisait, maintenant, à découvert; on en parlait même un peu beaucoup, et spécialement chez la nouvelle baronne de Staël. Car, nous venons de toucher à un point qu'on ne saurait négliger ïalleyrand était un des habitués de la maison Staël. Autour de l'illustre Muse se ras- semblaient tous les sulîrages. Gomment aurait-il man- qué de s'y rendre, ainsi qu'il l'avait fait dans le salon de Necker? Il était assuré d'y voir une femme jeune, spirituelle, éloquente, passionnée, et d'y rencontrer plusieurs de ces hommes supérieurs, dont la conver- sation illumine autour d'eux les esprits capables de réflexion ou d'enthousiasme. File l'avait distingué de sa curiosité attractive. Ce calme aisé, sur de soi, dont il ne se dessaisissait ni dans le sérieux ni dans le plai- sant, cet accord de la grâce et de la ^dignité alter- nant sans se séparer jamais complètement, ces manières de penser et de sentir, qu'elle devinait en lui si diflërentes des siennes toutes de feu, d'élan, de passion, l'avaient acquise au jwint de s'en fier même à la moralité de son caractère. Telle Delphine s'en remettait de son àme et de sa conscience, à l'artificieuse, mais engageante M""^ de Vernon. Dans l'amitié qu'elle lui portait entrait, évidemment, plus de coquetterie que de vraie confiance. Avec cet homme de raison froide et d'ironie souriante, elle au- rait perdu ses paroles à prodiguer, en de lyriques épan- chements, les trésors de son cœur; car, il n'écoutait bien que ce qui pouvait l'intéresser. Attentive aux moyens de lui plaire plus qu'aux moyens de le char- mer, elle éprouvait, en sa présence, une sorte d'inquié- tude, qui n'était point son impression habituelle, quand 60 LK l'RINCK DK TA [J^KY R A ND elle enchaînait tous ses auditeurs à l'éloquence de sa voix. Telle encore Delphine, qui fut la réalité de M'"- de Staël en sa jeunesse comme devait en être l'idéal Corinne, remettait toujours au lendemain de livrer son âme à l'énigmatique M"^ de Vernon, ce contre-type féminin de Talleyrand. Lui venait chez elle, comme au spec- tacle, admirant sa facilité merveilleuse à discourir sur tous les sujets, et sous une forme si vive, si animée, si poétique! Il la considérait, d'un bout à l'autre de la soirée, causant et retenant par une sorte de magie les intelligences d'élite, qui vivaient dans son orbe enflam- mé. Impression singulière entre toutes, lorsqu'elle était nouvelle, de cette conversation animée comme une lutte, impétueuse comme un assaut, ardente comme un combat à outrance!... Puis, ce qui était inévitable était arrivé. Tant de fracas avait étourdi sa raison calme; et il avait pris le plaisir d'aller chercher du repos, aussi souvent que possible, en des causeries plus douces, plus apaisées et teintées davantage du charme féminin. D'être régentés fut toujours moins plaisant aux hommes que d'être attirés par ce charme. Ses intidélités au salon de M™^ de Staël, où les femmes étaient rares 1, se répétaient pour les beaux yeux de M""" de Flahaut. On le voyait, presque chaque soir, dans l'appartement du vieux Louvre, n'y perdant aucune occasion favorable de ramener les sujets de la conversation aux détails recherchés surtout dans le tête- à-tête. Son empressement, disons-nous, se ralentissait à visiter Delphine ». Trop de flamme, trop de génie, 1 M"' de Staël affectionnait peu la société des femmes, celles-ci n'of- frant pas assez de ressources à l'expression de ses idées; elle ne se trou- vait vraiment à l'aise qu'avec des hommes capables d'aviver son imagina- tion, de la comprendre et de la suivre. LA SOCIETE SOUS LOUIS XVI 61 une trop grande richesse de sentiments se dépensaient dans l'atmosphère de cet être inspiré. Volontiers eût-il murmuré comme le personnage du roman Ce qu'on chante en ces lieux est trop beau pour nous. » On res- pirait plus à l'aise, chez M™^ de Flahaut; la monnaie de l'esprit y était plus légère et plus coulante. M""^ de Staël, malgré son immense prestige, avait pris ombrage de cette demi-défection. Pure suscepti- bilité de femme, qui, ayant le malheur de n'être pas belle quoique de ses admirateurs contemporains et posthumes l'aient jugée divine avait Tintelligence de s'en rendre compte et la faiblesse de s'en affliger. A un appréciateur en femmes comme Talleyrand il n'a- vait fallu qu'un prompt coup d'œil, dès la première pré- sentation, pour constater que Germaine Necker ne pos- sédait, en fait de beauté, que le rayonnement du génie; qu'elle avait le nez et le contour de la bouche repro- chables et que l'intérêt de sa physionomie résidait presque uniquement en l'éclat de ses yeux. Par exemple, ces yeux- là étaient superbes, et toutes les pensées élevées ou énergiques, qui se succédaient dans son âme, s'y peignaient souverainement. Ses mains encore étaient belles; et, comme elle tenait à ne rien perdre des avantages qui lui étaient concédés, au physique, elle avait une manière de les porter en évidence, qui n'échappait point à l'attention. M*"^ de Staël avait contracté l'habitude de tourner entre ses doigts une branche de peuplier garnie de deux ou trois feuilles, dont le frémissement, disait-elle, était l'accompagne- ment obligé de ses paroles. Or, c'était la plus enivrante satisfaction de son amour-propre que de captiver les cœurs et les esprits en parlant. Talleyrand se prodiguait moins à l'écouter. Des con- 6li LK l'RINCF, DK TALLKYRANI versations autres, auxquelles il prenait une part plus directe, le retenaient dans rintimed'uneseconde Musel. Toutes deux se connaissaient, se fréquentaient parmi les rencontres d'une même société et recevaient les nnêmes hommes au nombre de leurs fidèles. Tels Ségur, Chaslel- lux, jOvernor-Morris. L'une et Tautre aimaient la com- pagnie privée des grands esprits. Celle-là disputait à celle-ci les préférences de Tallevrand. Mais la feimne de génie perdait du terrain, de jour en jour, en ce genre de compétition avec la femme simplement spirituelle, et s'en apercevait fort bien. Désireuse, une bonne fois, d'en avoir le cœur net, elle en posa la question direc- tement à M. de Périgord. Il fallait qu'il se prononçât entre elles deux. Comme elle ne parvenait pas à le faire s'expliquer, à cause des habiles détours par où se dérobait sa galanterie Avouez, lui dit-elle enfin, que si nous tombions toutes deux ensemble dans la rivière, je ne serais pas la première que vous songeriez à sauver. — Ma foi, madame, c'est possible, vous avez Tair de savoir mieux nager. » On n'embarrassait jamais M. de Tallevrand. Ces. mots dits, il baisa la main de M"'^ de Staël, quitta le salon, monta en voiture et se fit conduire chez M""" de Flahaut. On l'y retrouvera, le lendemain, les jours suivants,, dînant, soupant, conversant 'dvec. une compagnie Ibrt triée. Certaines de ses relations de cœur s'étaient for- l M""" de Flahaut elle aussi pensait, contait, écrivait. Si l'essor de son talent n'atteignait point à la hauteur des livres de M"» de Staël, virils^ par l'ambition des sujets comme par l'empreinte des mots, on lui recon- naissait le naturel, la finesse, la grâce de l'imagination, qui sont qualité;», de femme. LA SOCIKTÉ SOUS XVI 63 mées et Informées avec la rapidité riin désir couru et satisfait. Celle-ci dura davantage. Depuis un temps mar- qué, les glaces de Tàge avaient éloigné le comte de Fia- haut des intimités conjugales. Par les droits réunis de la jeunesse et de l'amour, ïalleyrand en sollicita les douceurs. M"^ de Flahaut courut le péril de les accor- der. Et il en résulta un accident de naissance, dont Févêque » fut considéré comme Fautem'. Xé le 21 avril 1785, Charles- Joseph de Flahaut de La Billar- derie, assurèrent des gens bien informés, était le fruit des assiduités heureuses de M. de Périgord au- près de la comtesse. Governor-Morris n'en doutait point, lui qui postulait en ces lieux. >'i M. d'Angi- viller, surintendant des bâtiments du roi et beau- frère de la dame, encore moins Talleyrand, qui s'at- tacha aux premières années de l'enfant d'une façon discrète, le suivit avec un certain intérêt dans Favan- cement de sa carrière rapide, sans lui avoir jamais voué une all'ection très profonde et décélatrice du sen- timent paternel. On menait, de temps à autre, le jeune Charles de Flahaut chez Talleyrand. comme on y mènera plus tard le jeune Auguste de Morny, né des ten- dresses naturelles » de cet aide de camp de l'empe- reur. Il y eut aussi, dans l'appartement du Louvre, de petits soupers de famille, qui réunissaient la comtesse, Févêque et leur fils. M. d'Autun, comme on l'appelait alors, était tout à fait de la maison. Sa présence paraissait être devenue un élément né- cessaire à la vie quotidienne de M'"*" de Flahaut. Elle l'appelait de ses vœux, s'il tardait à venir. Le voyait - elle, sans qu'elle l'attendît l'air lui en était rendu plus suave et plus léger. Peut-être le lui laissa-t-elle voir trop sensiblement. 11 recherchait l'amour des femmes, 64 LE PRINCK UK TALLKYRAND par goût plus que par tempérament, mais se refusait à leur empire. Ces liens en se resserrant commen- çaient à gêner sa liberté. Il s'en détacha peu à peu. Ses hommages s'espaçaient. Il se faisait oublieux, ab- sent. Encore un laps de temps, il n'aura plus envers la douce romancière V Adèle de Senamjes que des restes d'une estime intellectuelle et de considération sèche, dont elle s'attristera, d'abord, au point d'en verser des pleurs; mais elle en prendra finalement son parti I. On le revoyait plus souvent chez M""^ de Staël, dont l'autorité morale et politique s'était considérablement accrue. Comme d'habitude, il y avait autour d'elle ou venant d'elle bien des paroles agitées et du tourbillon. Mais les gens calmes trouvent encore leur avantage auprès des caractères exaltés, qui leur offrent toujours quelque prise ». Ce n'est pas de la veille que Talleyrand avait appré- cié les profits d'une adresse subtile pour se glisser en la faveur des gens, qu'il savait en mesure de prêter aide à ses désirs ambitieux. L'appétit des honneurs l'avait tôt visité, quoiqu'il eût eu le bon esprit de le contenir. Aussitôt qu'accueilli dans le monde, il s'était pénétré de cette conviction qu'il était destiné aux affaires et qu'il aurait à s'en ménager l'accès. A peine avait il reçu la place, qu'on lui tenait en réserve, d'agent géné- 1 Les sentiments de M"" de Flahaut pour son évêque » avaient aussi perdu de leur force, de leur chaleur, bien avant ce délaissement. Gover- nor Morris le constatait avec une sorte de satisfaction personnelle, à la date du 17 août 1789 Pour la première fois, elle laissa tomber un mot, qui est cousin-ger- main du mépris. Je peux, si je le veux, la détacher de lui complètement. Mais c'est le père de son enfant et ce serait injuste. La raison secrète est qu'il manque de fortiter in re, quoique abondamment pourvu du suaviler in modo. » M. DE TALLEYBAND d'après une miniature d'Isabey LA SOCIETE SOUS LOUIS XVI 6S rai du clergé qu'il en avait senti l'importance pour étendre utilement ses moj'ens d'action. Mais ce point nous ramène de quelques pas en arrière. Ce fut le 10 mai 1780, par la désignation de la pro- vince ecclésiastique de Tours. L'abbé de Périgord avait pour collègue d'agence celui-ci choisi, auparavant, le 4 janvier, par la province d'Aix l'abbé Thomas de Bois- gelin, cousin du cardinal -archevêque 1, et qui lui fut de peu de secours dans le sérieux de leurs communes attributions. Plus occupé de sa passion pour M""' de Gavanac que des intérêts de l'Église, aussi indolent dans le travail qu'était languissante en ses allures journalières cette belle personne toujours étendue sur un canapé, en l'abandon des postures lasses, il laissait, d'ordinaire, et sans jalousie aucune, reposer sur le seul abbé de Périgord la confiance entière du clergé. Pendant que celui-ci portait la lumièrcdans les comptes de gestion des immenses biens de rÉglise, M. de Bois- gelin s'en remettait, d'une pleine confiance, à son esprit d'ordre et de clarté, préférant au mérite de l'y aider le charme des entretiens de M"'^ de Gavanac. Elle avait tant à dire sur l'actuel et l'autrefois ! ?s'avait-elle pas été fameuse, étant M"*' de Romans, à la cour de Louis XV? Toute jeune fille alors, ne faillit-elle pas balancer le crédit de M""' de Pompadour et passer favorite, du droit qu'elle avait eu sur le cœur du roi en lui donnant un fils 2, qu'il reconnut presque et qui fut, à elle, sa lCet abbé de Boisgelin devait être une des victimes des septembriseurs, en 17&2. 2 Il fut baptisé sous le nom de Bjurbon, ce qui n'avait été permis pouraucun desenfants naturels de Louis XV. Plus tard, l'abbé de Bourbon. 66 rj' l'RINCK DK TALLKYRAM joie, son orgueil débordant, au point que, bien des fois, quand elle promenait aux Tuileries son cnianl, leur eufant beau comme le jour, elle ne pouviiil s'em- pêcher de s'écrier devant la loulequi se pressait autour Ahl mesdames et messieurs n'écrasez pas et laissez respirer l'enfant du roi! » Avec une complaisance infinie, M. de Boisgelin écoutait M""" de Cavanac parler de ses amours royales, l'en estimait d'autant plus cap- tivante, d'autant plus belle avec ses longs cheveux noirs, si longs qu'elle pouvait s'en couvrir, et il s'oubliait mol- lement en sa compagnie, pendant que M. de Talleyrand, un épicurien actif à ses heures et à sa manière, compul- sait, déchitîrait, rassemblait les éléments de ses rapports. 11 est vrai qu'on l'y aidait lui-même, quant au maté- riel de la besogne, et qu'il savait se réserver toujours assez de loisirs pour ne nianquer point à ses agréables devoirs d'homme du monde 1. En cette période de début, où il lui importait d'être remarqué, tiré en évidence afin d'être mis en état de faire davantage, il n'avait pas la nonchalance permise aux réputations étailies et qui sera l'un des signes de sa maturité. 11 prenait fort à coeur les affaires particu- lières et générales du clergé, y joignant même des entreprises d'utilité puljlique, qu'il tâchait de faire entrer dans ses devoirs ou ses attributions. 11 y dépen- sait du zèle, lui qui recommandera plus tai'd de ne jamais faire excès de zèle 2. On en appréciait les inten- 1 Tels Cliarles Moniiay, futur évêque de Troyes; rabbc Bourlier, plus tard évêqiic d'Évreux ; Jean-Baptiste Duvoisin, qui fut pronioleur de l'of- fieialité de Paris, grand vicaire de Laon, enfin évêque de Nantes, et l'abbé Des Renaudes surtout, qui deviendra l'homme de confiance de Talleyrand jusqu'au moment où, de son service, il passera à celui du secrétaire d'État Maret, lui rendirent de nombreux et précieux services. r2i Un détail piquant. Agent général du clergé, Talleyrand aura pour l'ua LA SOCIKTÉ SOUS LOUIS XVI 67 lions, PII souriant de son ardeur naissante; on disait C'est de la jeunesse; avec un peu d'usage cela passera. » Mais, à part ses habitudes intimes restées frivoles et qu'il ne tendait pas à modifier, il était estimé, considéré; on lui donnait à comprendre que ces bonnes dispositions ne lui seraient pas inutiles, le jour où il aurait à les exercer sur un plus large théâtre. Enfin le clergé jus- tifia hautement d'une satisfaction dont ses services reçurent à la fois la louange morale et le prix matériel. Du même coup en fut très agrandi le cercle de ses relations. Par une suite de contacts heureux et rapides il était entré en commerce avec des personnages du premier rang, tels que les Maurepas, dont la comète avait beau- coup de satellites, comme le disait M'"*" de Rochefort, Turgot, Lamoignon, Malesherbes, le maréchal de Cas- tries et avec des conseillers d'Etat, en seconde ligne. Les dehors de son esprit insinuant couvraientdes desseins précis et fermes. En attendant la maturité des occasions il en cultivait les germes avec sollicitude. Déjà s'attachait-il à pénétrer diligemment, sous des airs distraits, les aspirations et les besoins de son temps. Des lumières étendues éclairaient son intelligence, lors- ue, avec des amis promis comme lui-même à de grandes destinées politiques, il s'entretenait des moyens d'améliorer les conditions de la vie humaine et les de ses successeurs l'abbé de Montesquiou, futur ministre de Louis XVIIl et de ceux qui l'aidèrent le plus activement à préparer le retour des Bour- bons. Vrai prélat d'ancien régime, teinté légèrement de philosophisme sentimental, mais si légèrement, et qui ne supposait point que l'his- toire des sociétés humaines pût commencer en deçà des temps féodaux. C'est cet abbé de Montesifuiou qui, se trouvant un jour en sa campagne au Val, près de Saint-Germain, disait à ceux qui l'entouraient La vie que nous menons ici n'est pas celle de la nature. L'Iiomme de la nature vivait dans son château entouré de ses vassaux! » 68 LK PKINCK DE TALLKYRAND rapports entre les peuples. 11 entrevoyait des change- ments profonds et souhaitables dans l'administration intérieure du royaume, préconisant la suppression des privilèges et la mise en valeur des assemblées provin- ciales, parce qu'il pensait y entrevoir la source de tous les biens. Au fond de son quartier solitaire de Bellechasse, en la petite maison dont il s'était fait une retraite fort agréable et passablement fréquentée, il avait pris l'ha- bitude de réunir devant des tasses de chocolat, qui devinrent vite célèbres, un groupe fidèle riche de jeu- nesse, d'imagination et d'idées. Chaque matin, c'était un grand fracas de conversation dans sa chambre, où se dressait la table du déjeuner. Entre les habitués, qui se plaisaient à y revenir, comme ils aimaient à se retrouver, les mêmes, au logis du Mont-Parnasse 1, mille propos s'entrecroisaient au hasard les nouvelles volantes, que se renvoyaient Lauzun, Louis de Nar- bonne ou Ghoiseul-GoufTier; les hautes considérations philosophiques et politiques, où se déployaient -Alirabeau et l'académicien Rulhière ; les sujets de finances, d'admi- nistration et de commerce, qui convenaient surtout aux économistes du cercle, tels que Panchaud et Dupont de Nemours, pendant que les demi-savants comme Bailliès, Choiseul et l'abbé de Périgord s'en tenaient aux généralités. Que de fois, par exemple, en automne 1786, aux instants où dominait en ces causeries le ton sérieux, revint à l'ordre du jour la grande question du traité de commerce conclu entre la France et l'Angle- terre 2! Dès lors, partisan de la liberté des transac- 1 Chez le comte de Choiseul. 2 Ce traité, auquel avaient contribué leconitede Vergenncs et Calonne, avait pour objet de détruire la contrebande et de procurer par les LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 69 tiens commerciales, Talleyrand y prenait un intérêt singulier. Puis, avaient leur tour, en ces beaux entretiens, les lettres, les arts et les mondanités galantes. De temps en temps, il se rappelait qu'il était prêtre, qu'il espérait être évêque, et qu'il avait à en donnej' des signes. Alors, il se livrait aux agréments de la pré- dication mondaine, avec assez de succès pour qu'on ait dit de lui Il s'habille comme un fat, pense à la manière d'un déiste et prêche comme un ange. » On n'en eut que ce témoignage; car, de ses sermons, il n'en recueillit pas un. Entre deux journées alternées par le plaisir et par l'étude, il avait reçu la nouvelle de sa nomination à l'évêché d'Autun, un petit évêché par le chiffre du revenu vingt-deux mille livres, mais un illustre siège par ses traditions, son autorité, et qui menait habi- tuellement à l'archevêché de Lyon. Dès 17Si, il avait visé plus haut; une promesse de pourpre avait brillé en sa faveur, et cela sur la recommandation de la comtesse de Brionne 1, qu'avait douanes aa trésor public un revenu fondé sur des droits assez modérés pour ne laisser à la fraude aucun espoir de profit. » iïalleyrand, Mé- moires, Les mêmes textes de conversation étaient repris, souvent, au logis du Montparnasse, dans les réunions du comte de Choi- seul-Gouffier. 1 Pour ce grand objet la comtesse de Brionne avait écrit au roi du Nord la lettre suivante, à la date du 20 août 1784 a Sire, Votre Majesté m'a fait jouir d'un ijoniicur bien rare, celui d'oser être confiante avec un souverain qu'on admire. 11 vous était réservé, Sire, d'avoir encore le don de faire parler les cœurs, d'avoir celui d'inspirer le désir de vous être attaché aussi par la reconnaissance. Voici le moment où je vais user de la permission que Votre Majesté m'a donnée de récla- mer ses bontés. C'est pour l'abbé de Périgord; sa naissance, ses qualrtés iO l'RIXCi; DK TALLFYRAND appuyée fortement auprès du Saint-Siège le monarque luthérien Gustave 111 de Suède. Il avait presque obtenu le chapeau tant convoité, il croyait le tenir, mais, au dernier moment, l'opposition vive de Marie- Antoinette l'avait éloigné de sa tète. Pour qu'on le fit évoque — quatre années après — l'affaire non plus n'avait mar- ché toute seule. Trop rares et trop douteuses apparais- saient les marques de sa piété. Si attentivement qu'il observât les bienséances, et quelque adroit qu'il fût à se conduire sur ce qu'il fallait dire ou ce qu'il fallait taire, le bruit était public qu'il avait d'un trop large pas dépassé la limite d'indulgence, du moins d'indulgence cléricale, accordée, d'ordinaire, à la naissance et à la jeunesse. On n'ignorait point que, sous le ministère de Galonné, il avait amplement tiré profit du bon état de ses relations personnelles avec cet homme de finances pour se lancer à fond dans l'agiotage et qu'il n'élait pas sorti de ces cavernes sans en rapporter un appréciable butin. A la sanction royale hésitante on avait opposé encore Tamour du jeu, l'impudeur affichée dans ses liaisons, qui avaient empêché précédemment, l'abbé de personnelles, les talents qui lui ont mérité l'estime d-e son corps, voilà. Sire, ce qui me fait oser employer la recommandation de Votre Majesté en sa faveur. Elle seule connaît mon vœu il y aurait les plus grands inconvénients à ce que personne sût ici qu"rl aspire à cette grâce et que vous voulez bien la demander pour lui; il en résulterait de l'envie et toutes les méchancetés qu'elle peut produire. Ce n'est que lorsque je sau- rai positivement de Votre Majesté qu'elle consent à faire connaître au pape qu'elle désire un chapeau pour M. l'abbé de Périgord qu'il se permettra de faire ici près du roi et de la reine qui, tous deux, ont de la bonté pour sa famille, les démarches nécessaires pour obtenir une permission géné- rale de solliciter un chapeau, sans parler des engagements que Votre Majesté a daigné prendre avec moi. .le vous rendrai compte. Sire, sur- le-champ, et ce n'est qu'après avoir obtenu cette permission jue je sup- plierai Votre Majesté décrire à Rome, .le lui demande avec instance jusqu'à ce moment de ne mettre qui que ce soit dans mon secret. » LA SOCTKTÉ SOUS LOUIS XVI 71 Périgord roblenir l'archevêché de Bourges auquel il avait ardemment tendu. Cependant, des sollicitations pressantes continuaient d'agir en sa faveur. Pleins de miséricorde pour des délits de jeunesse et des écarts de conduite privée imputables à la faiblesse humaine et ne se souvenant que des services rendus par l'abbé de Périgord, durant sa période de gérance, des prélats qualifiés insistaient alin u'on ne tardât pas à lui octroyer la récompense habituelle de ces importantes fonctions, c'est-à-dire la dignité épiscopale. Son orthodoxie était pure de soup- ron ils s'en portaient garants. On rappelait, à propos, qu'il avait signé, naguère, u ne lettre collective au pape exprimant les douleurs infligées au co'ur de l'Église par le délaissement de la vie monastique; qu'il s'était associé aux plaintes du clergé contre la pernicieuse influence des écrils antireligieux, et que son Z'4e avait éclaté encore dans une autre requête au Saint-Père, demandant la prompte béatification de la sdnir Marie de l'Incarnation 1, carmélite, et du vénérable évêque de Cahors, Alain de Solminiac. Si chaudes que fussent les recommandations, Louis XVI ne parvenait point à vaincre ses répugnances, à rencontre d'un prêtre sceptique, mondain à l'extrême, adonné païennement aux jeux de l'amour et du hasard. L'intercession paternelle du comte Charles-Daniel de Talleyrand-Périgord, tombé dangereusement malade, et qu'il était allé visiter à son lit de mort, vainquit ses dernières résistances. Et l'Église de France et les popu- lations de l'Autunois furent instruites que le roi, bien 1 Peut-être ne sait-on jias que Marie de l'Incarnalion fut liéatifiée le 6 mars 1791. 7 2 LE PRINCK DK informé des bonnes vie, mœurs, piété, doctrine, grande suflisance et des autres vertueuses et recomrnandables qualités étant en la personne du sieur Charles- Maurice de Talleyrand-Périgord, vicaire général de Reims, lui avait accordé et fait don de l'évèché d'Autun, à la date du deuxième jour du mois de novembre mil sept cent quatre-vingt huit. Il s'était vu porter au nomjjre des prélats du premier rang chargés de l'administration spirituelle d'un diocèse. La crosse, l'anneau, la croix pectorale et la mître seraient désormais ses insignes. On avait pu former l'espérance qu'il serait une des lumières de l'Église. Pour se conformer aux règles établies, l'abbé de Périgord alla s'enfermer, pendant plusieurs jours, dans la solitude du séminaire d'Issy, temps d'épreuve obli- gatoire, temps de méditation et de retraite imposé, à la veille de l'ordination épiscopale. La mission de dis- poser le cœur de Talleyrand à l'exercice de son minis- tère redoutable » échut à l'un des directeurs de Saint- Sulpice, qui l'avait connu, étudiant au séminaire, l'abbé Duclaux; et celui-ci, en la sincérité de sa foi profonde, déclara que jamais il n'avait assumé de tâche spirituelle aussi difficile, aussi poignante. Plus d'une fois, comme il l'exhortait à le suivre par les voies de ses entretiens nourris de sagesse et de doctrine, dont la gravité s'ajoutait aux froideurs de la saison pour le préserver des tentations frivoles, plus d'une fois, il dut inter- rompre de si pieuses leçons, et au meilleur moment. Des amis de Paris, accourus à l'appel du néophyte épis- copal, et comme s'ils se fussent portés à son secours, que dis-je! à sa délivrance, des curieux, des visiteurs l'enlevaient à ces sérieuses pensées sans qu'il en témoi- gnât aucun regret. LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 73 Le jour de la cérémonie était fixé au 16 janviei'. Dans l'étroite chapelle de ce séminaire dédiée au Saint Sauveur, il fut sacré évêque par Louis-André de Gri- maldi, l'évèque-comte de Noyon, assisté d'Aimard-Claude de Nicolaï, évêque de Béziers et de Louis-Martin de Chaumont de la Galaisière, évoque de Saint-Dié. Aucun de ses proches n'était présent; il n'avait convoqué per- sonne. Le sulpicien, qui lui servit d'acolyte, un abbé Hugon, longtemps après s'en souviendra; il ne pourra se défendre de raconter que la tenue de M. de Périgord y fut des plus inconvenantes, tout au moins sèche et froide, et malgré le secret de rigueur, de trahir ce détail qu'il s'était accusé, le samedi suivant, en confes- sion, d'avoir formé des jugements téméraires sur la piété d'un saint évêque 1. La lettre pastorale que M'' d'Autun envoya, le 26 jan- vier 1789, au clergé régulier, séculier et à tous n'en fut pas moins très édifiante et toute recouverte d'un vernis de sainteté. Maintenant que, par la miséricorde divine et la grâce du Saint-Siège, prélat et grand seigneur il avait le droit d'ajouter à ces titres féodaux les hautes attribu- tions spirituelles, que lui conférait sa récente élévation; maintenant qu'à sa qualité d'évèque d'Autun s'adjoi- gnaient celles de premier sutîragant de l'archevêché de Lyon, de président-né et perpétuel des États de Bour- gogne et qu'étant tout cela il se trouvait encore comte de Saulieu, baron d'Issy-l'Évèque, Luçay, Grosme, Bouillon et autres lieux, il estima qu'il devait s'entou- rer d'un éclat extérieur y correspondant dignement; 1 Ua autre iirètre manqué, Ernest Renan, lorsu'il entra au sémi- naire le Saint-Sulpice, en IS''*^, recueillit ces dépositions des lèvres de M. Hus'on. 74 Li l'RiNci [tE tallkyr and et l*al>ord il commença par s'acheter un superbe carrosse. A vrai dire, il oublia, pendant un assez long temps, de le payer. Ses amis s'amusôrent a l'entendre conter la réponse rpi'il avait faite aux insistances de son carrossier, étrangement désireux de savoii* quand il pourrait obtenir le règlement de son compte; Jlum! vous êtes bien curieux, mon ami ». 11 s'v était décidé, cependant, mais encore moins se pressa-t-il d'utiliser son équipage pour aller visiter ses ouailles. En sa lettre pastorale il leur avait bien dit, répétant la parole de saint Paul aux Romains Je suis impa- tient de vous voir. » Mais, ce n'était qu'une image; les Autunois voyaient toujours reculer la date de la réceition de leur pasteur! Pour aviser au plus urgent il avait chargé un Simon de Grandchamp, revêtu des fonctions de grand-chantre de la cathédrale de procéder, en son lieu et place, à la prise de possession, de l'évêclié; il avait organisé, comme il convenait, les cadres de son administration épiscopale, confirmé dans leurs titres les grands vicaires de son prédécesseur, désigné par la même occasion un secrétaire, un officiai, plusieurs vicaires généraux, et, pour le reste, s'était accommodé parfaitement d'admi- nistrer son diocèse, à distance. Paris, le monde, les affaires, la politique le retenaient par des liens multiples. Son attention était absorbée surtout par les difficultés croissantes de l'ordre intérieur, où son dis- cernement percevait les symptômes d'un prochain et violent changement dans les institutions du pays. Depuis quelques années, les afi'aires du royaume et les rapports du trône avec le peuple s'étaient étran- gement compliqués. En 1787, Louis XVl avait dû con- voquer l'assemblée des Notables parce que toutes les LA SOCIÉTÉ sors LOTIS XVI 75 ressources de TEtat paraissaient atteintes d'épuisement. Le mécontentement avait gagné toutes les classes. Les idées nouvelles s'étaient emparées de la jeunesse du parlement, où la seule intention de défendre l'autorité royale était traitée d'obéissance servile. D'autres indices révélaient combien la France se détachait de ses maîtres et de quelle prompte manière elle en venait à perdre l'habitude du respect. On n'en ressentait pas encore d'inquiétude profonde. Par leur longue accoutumance à se regarder les uns les autres, les gens de cour se croyaient toujours au spec- tacle. Monsieur tortillait des énigmes et des logogrlphes. Le comte son frère volait heureux de sa petite maison de la rue d'Artois à son vide-bouteille de Bel-Air, à moins qu'il ne s'oubliât d'aise en son pavillon de Ba- gatelle, autre théâtre de ses exploits galants... Heureuse étourderie! Le peuple était prêt à courir aux armes, le trône et l'autel vacillaient, la noblesse n'avait plus qu'un faible temps à jouir de ses plus doux privilèges. Et l'on continuait à s'occuper des couplets de l'abbé de Boufllers et du train de dépense des beautés à la mode. Le plus insoucieusement qu'il fût possible, mondains et mon- daines commentaient, discutaient des sjstèmes philoso- phiques éclos dans les nuages de l'utopie et qui, sous leurs semblants humanitaires, brisaient avec empor- tement tous les liens de l'ordre moral et politique. Les femmes de la plus fine essence sociale avaient pris pied hardiment dans les débats d'idées, espérant, sans doute, cju'elles n'auraient pas à y courir les mêmes risques et périls que les hommes. Aux premiers bouillonnements populaires, on avait senti, dans les hautes classes, pas- ser comme le frisson d'un péril inconnu. Puis, on s'était rassuré sur les émois d'une foule, qu'on ne lar- 76 LK PRINCE DE ÏALLEYIIAM derait pas à maîtriser. On avait compté sur Necker pour remettre da Tordre dans les caisses publiques et sur les vieilles habitudes de soumission pour ramener les gens du tiers à une plus sage et plus raisonnable conduite. Les Etats lénéraux allaient être convoqués. Que réclamer davantage des comlaisances du trône? Et quelle serait la raison d'être d'une telle assemblée, à quoi servirait-elle si elle ne trouvait pas bientôt le remède à ces malaises? La confiance et la gaieté per- sistaient dans les âmes aristocratiques. Le roi et la reine n'avaient pas une assurance au'^si tranquille. Leur règne avait déjjuté par la fête et l'union des coîurs. D'abord, ils avaient éprouvé quelque appré- hension de régner si jeunes; mais leur crainte s'était dissipée au bruit des ovations populaires, ces trans- ports d'amour qui si promptement se devaient changer en des cris de colère et de révolte. Qu'on était loin, maintenant, de l'enivrement des premiers jours! La reine surtout voyait monter avec etîroi contre le trône et contre elle-même le flot de Timpopularité. Des excès de faveur, des bontés irréfléchies, des grâces déversées sans mesure sur son entourage, sur ses favorites sur- tout 1, et dont le mécontentement était passé de la cour à la ville et de la ville au peuple; des légèretés de jeune femme grossies par l'imprudence et par la médisance 2; des amitiés dangereuses, comme furent Ij Depuis [uatre ans, écrivait le cumlede Mercy, on estime que toute la famille de Polignac, sans aucun mérite envers l'État et par pure laveur s'est procuré, tant en grandes charges qu'en autres bénéfices, pour près de sept cent mille livres de revenus annuels. » 2 C'est dans les méchancetés et les mensonges répandus de 1785 à 1788 par la cour contre la reine qu'il faut aller chercher les prétextes des accusa tionsdu Tribunal révolutionnaire, en 1793, contre Marie-Antoinette. » La Marck. LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 77 celles de la princesse de Lamballe et de la duchesse de Polignac; les fautes nombreuses où l'avaient entraînée la maladroite influence du comte d'Artois; des erreurs plus graves, elles que l'aveuglement de sa politique autrichienne et ses interventions malheureuses dans le gouvernement; d'autres causes réelles ou inventées avaient renversé les sentiments, qui accueillirent les débuts de Marie-Antoinette dauphine et reine 1. Elle n'était plus aimée; loin de là, elle était haïe. L'opinion surexcitée en était arrivée à tenir sa condamnation prête pour tous les actes, quels qu'ils fussent, émanant de la reine ou de son inspiration supposée. La fin du règne approchait, attristée par le déficit, la misère, les émeutes. Louis XVI débordé par l'opposition avait dû retirer les arrêts de son conseil, proclamer la liberté de la presse, et convoquer les Élats Généraux pour le 27 avril 1789. Les approches de ces élections ont provoqué dans toute la France un mouvement extraordinaire. Des lettres ont été expédiées, de toutes parts, réglant la convocation des électeurs dans chaque province. ïal- leyrand, dont la consécration épiscopale n'avait guère modifié les façons de vivre, a été tiré de son calme par l'assignation du grand bailli d'épée aux sièges de l'Au- tunois, le comte de Gramont, lui prescrivant d'avoir à comparaître en personne à l'assemblée générale de son ordre. D'entrer dans la vie publique, d'être envoyé aux Étals, comme député, par son diocèse, c'est une 1 a Votre avenir me fait trembler », lui disait dans une de ses lettres l'impératrice Marie-Thérèse, par un avertissement prophétique de son cœur maternel. 78 LV. piJiNCK ni tallkyisa m» chance de fortune [u'il ne voudrait manquer, pour rien au monde. Jusque-là, le séjour de Pai'is, n'aura plus de charmes à ses yeux. 11 active ses préparatifs de départ. Déjà le can'osse épiscopal roule d'une vive allure sur la route d'Autun. Il y parvient, le 12 mars, très annoncé, tout prêt à s'otVrir aux manifestations pieuses de ses fidèles. Dès l'aube du jour dominical, les cloches ont été mises en branle. Les rues déversent une atïluence extrême de peuple, aux abords de la ca- thédrale; on a vu passer le cortège des chanoines allant après midi, avec la croix et l'eau bénite, recevoir au palais épiscopal, M^'"^ de Talleyrand qui les attend, en camail et en rochet, entouré de ses grands vicaires. Tout à l'heure, de sa voix forte, il prononcera la formule des serments et bien des sages promesses, en outre, qu'il aura le temps d'oublier. Ces formalités religieuses remplies, conformément à la coutume, l'évêque n'aura plus qu'une pensée celle de se faire nommer député. Soucieux d'y réussir, il ne négligera rien pour gagner l'estime générale et parti- culière. Admirez-le, déjà, comme il se multiplie en visites pastorales, s'inlbrmant des besoins de chacun, se préoccupant de l'état des paroisses — non sans y glisser, à propos, le détail d'une adroite propagande, — faisant à merveille l'ecclésiastique et le dévot, pour le meilleur bien de sa candidature politique! Et comme en môme temps s'applique aux parties variées de l'ad- ministration diocésaine son zèle, sa ferveur ! Chaque jour, il trouve des instants pour prier dans les églises, et qu'on en ait, le sachant, l'impression salutaire. Il assiste aux otiices ou préside aux cérémonies avec une assi- duité exemplaire. Rien n'est plus édifiant que de le voir, aux heures matinales, dans les jardins de l'arche- LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 79 vèché, le bréviaire en main, lisant et méditant. Univei- selle est la sympathie, qui Tentoure et le prône; et la reconnaissance est particulièrement vive de ses prêtres auxquels il ollre quotidiennement des dîners dont on se souvient. Enfin, à tous égards et partout, il a fait œuvre de bon évêque et de bon candidat. L'économie de son programme politique, sur lequel nous aurons lieu de revenir, a satisfait pleinement les vœux de ses élec- teurs ecclésiastiques. Le 2 avril, il a été choisi, à une très forte majorité, comme député du clergé de la pro- vince d'Autun. Le résultat qu'il désirait étant obtenu, que tarder davantage en ces lieux? Il se sentit tout aussi- tôt rappelé par une force impérieuse, à Paris. Le 12 avril, le jour même de Pâques, sans avoir présidé aux offices de la fête, et à la veille d'une retraite ecclésiastique, dont il n'avait cure, il monta dans sa voiture, quitta la ville, et plus ne le revit-on à l'évêché d'Autun 1. il; Jl a été raconté, sans garantie d'exactitude, qu'il y réapparu! dans les premiers jours d'août 1790, en des circonstances singulières, et que nous relaterons sous toutes réserves d'aulhonlicité iiistorique. Les détails^ de l'anecdote sont plaisants; pour cela nous leur accorderons riiospitalité d'une longue note en bas d page. Un matin, l'évèque laissait errer ses pensées sur l'avenir incertain de la religion et de la monarchie. ïoutàcoup vint à frapper ses oreilles le bruit d'une rumeur énorme. Les cris discordants d'une foule en délire retentis- saient sur la place, montaient jusqu'à ses fenêtres. Que se passait-il? Il chargea son secrétaire, l'abbé Gouttes, — le même qu'il sacrera évèque de Saone-et-Loire, le 3 avril 1791, afin de le remplacer sur le siège d'Autun, — d'aller prendre connaissance des causes du vacarme. L'abbé Gouttes n'avait pas l'âme héroïque; il craignait à l'extrême les éclats d'une émeute, rejaillissant sur sa sainte et digne personne; il redoutait de s'exposer aux sévices populaires. Enfin il lui fallut se décider, carie tumulte grossissait d'une manière effrayante. Des mains frénétiques secouaient les grilles à les briser. Toutefois, ce peuple tapageant, vociférant, n'avait pas un si mauvais dessein que de renverser les murailles ou de mettre au pillage les appartements de l'évêché. Ce qu'il réclamait à force, c'était l'évèque lui-même, parce que des paysans d'alentour avaient traîné là, au milieu d'eux, un prétendu nialéficler, un i meneur de loups », un pauvre éncr- 80 Li; PRINCK DF, TALLFYRAND gumèiie, qu'ils disaient possédé du démon, etqu'il était urgonl d'exorciser. Ces gens criaient assez pour être entendus, et, dans leur impatience, ils accablaient leur victime inconsciente de coups et de malédietions. M. de Talleyrand se montra et fit entendre qu'il allait procéder aux formules de l'exorcisme. 11 eût souhaité que l'opération sainte se passât loin du bruit, dans son propre oratoire, en deux ou trois paroles latines n''f,'lif,'em- ment jetées. .Mais la foule, en bas, était exigeante. lan afin d'arraclier Louis XVI aux violences populaires. 11 l'avait remis de sa main au comte d'Artois, en le priant de le faire passer sous les yeux du souverain irrésolu, qui prit peur et n'accepta pas 1. C'est alors que Talleyrand, commençant par se dégager de ses obligations envers le trône comme il se dégagera tout à l'heure des liens si faibles qui l'attachent aux autels, dira au frère de Louis, déjà prêt à partir pour l'émigration, cette parole claire Si le roi veut se perdre, je ne me ierdrai pas avec lui 2.» 1 Ainsi, après rarrcstatioii de Vareiiiies, pressentant le 10 août et remplie répouvante pour la famille royale, M"" de Staël rédigera, vers le milieu de 1792, un nouveau plan d'évasion des Tuileries, qu'elle enverra au comte de Montmorin, mais ne sera pas écoutée. 2 Dans la dernière de ces entrevues, où le comte d'Artois avait signifié à Talleyrand l'intention formelle du roi décéder plutôt que de faire verser une goutte du sang en opposant la force des armes aux mouvements popu- ÏALLKYIIAND KT LA HÉVOLITION 83 Il suivait les événements, sous le couvert d'une cir- conspection très attentive, n'avançant d'opinion qu'à mots comptés, se réservant d'y apporter telle ou telle modification qu'exigerait le tour des circonstances, découvrant des préférences pour une monarchie cons- titutionnelle et de bonnes dispositions à en favoriser l'établissement, au reste ne promettant [oint d'y sacri- iier l'essentiel de soi-même, s'il devenait évident qu'elle ne pourrait pas triompher, sous une cocarde ou sous une autre, celle de Louis XVI ou de Philippe-Égalité. Cependant les poussées de l'opinion s'accusaient par de tels actes qu'il comprit la nécessité d'une attitude plus précise. On était aux idées, aux faits de révolution. Aucune force n'aurait été capable, désormais, d'en arrêter la marche ou d'en changer les éléments. Il fallait céder à la pente du flot si l'on aspirait à prendre position dans la conduite des affaires publiques. Bien des plumes le reprocheront à Talleyrand, et non sans aigreur après le retour des périodes calmes. Pour se sauver de ces reproches — à prévoir — devait-il, avant qu'éclatât l'inévitable tempête, rester immolile et sans voix, les bras levés au ciel, dans une attitude d'imploration muette? Il ne le pensa pas ainsi, mais profita de la pre- mière porte ouverte pour y glisser les talents ambitieux, qui rélèveront aux premières places. Puisqu'il n'entre- voyait pas d'autre alternative que de disparaître, sous laires, la conclusion du priiu-e avait été cello-ci Quant à moi, mon parti est pris; je pars, demain matin, et je quitte la France. » — Alors, Monseigneur, il ne reste donc plus à chacun de nous quïi songer à ses propres intérêts, puisque le roi et les princes désertent les leurs et ceu\ de la monarchie. i- — En effet, c'est ce que je vous conseille de faire. Quoi ju'il arrive, je ne povirrai vous blâmer; et comptez toujours sur mon amitié. » 84 LE l'RINCK DK TALLKYRAND la forme d'une silencieuse protestation, ou de hurler avec les loups, il préféra s'arrêter au dernier de ces partis et donner aussi de la voix. Les secousses préliminaires du grand choc se suc- cédaient comme une série d'orages dont il eût été bien dillicile de prévoir et le nombre et le terme. Nous allons avoir une révolution », disait quelqu'un à Du Pange, un homme de sens et d'esprit, quand le doublement du Tiers, ayant été décidé, eut porté à quinze cents les députés aux Etats Généraux. Une révolution ! avait répondu celui-ci, nous en aurons quinze cents! » Tôt capila, lot tem'pestatts ! Eu attendant, les espérances de la nation s'étaient ouvertes aux grandes idées de '17S9, saluées comme l'avènement d'une religion nouvelle. Talleyrand en revendiquera sa part hautement. Les États Généraux s'étaient déjà transformés en Assemblée constituante on l'y connut à ses premiers discours, à ses vœux, à ses rapports. Avec une netteté de vues parfaite, il pré- cisa les réformes, les améliorations selon lui nécessaires au renouvellement politique de la France. Ces améliora- tions, ces réformes, qu'il appartiendra aux gouverne- ments constitutionnels de réaliser dans le sens et la forme qu'il avait établis, il les avait exposées, une pre- mière fois, dans son programme aux électeurs du bail- liage d'Autun, et de manière à n'y laisser aucune ombre, tant l'évidence en était lumineuse. C'est en re- lisant ces pages documentaires de Talleyrand sur les affaires générales de la nation » que longtemps après, l'Anglais Buhver Lylton s'écriera Peut-être serait-il impossible de trouver dans les annales de l'histoire, un TALLKYRAND IT LA RÉVOLUTION 83 exemple plus remarquable de prudence humaine et de jugement droit. » 11 s'était prononcé contre les mandats impératifs 1; il avait fait prévaloir Tidée anglaise d'un pouvoir exercé par des ministres responsables. On l'appela dans le Comité de Constitution et par deux fois. 11 y présenta des rapports dont le sens philosophique et l'élégance d'expression parurent émaner de la plume d'un Chamfort et, pour le fond, des élucubrations discrètes de l'abbé Desrenaudes, son grand-vicaire, quoique Talleyrand eût été parfaitement capable de les rédiger sans aide. Une impatience brouillonne ne troublait point Tor- donnance de ses pensées ni de ses actes. Néanmoins, cette première partie de sa carrière politique avait frappé les esprits attentifs. Des regards clairvoyants s'attachaient à suivre ses progrès. Dans un portrait figuré que traçait de lui Chauderlos de Laclos, il était dit en propres termes Amène arrivera à tout, parce qu'il saisira les occasions, qui s'offrent en foule à celui qui ne violente pas la fortune. » Les augures ne se trom- paient point, dont l'opinion le vouait à un grand avenir. Talleyrand avait franchi le pas de sa trente-cinquième année. Sa raison avait mûri et s'était fortifiée au soleil de la seconde jeunesse. L'esprit en forme et en vigueur pour les desseins suivis et l'àme encore assez sensible pour s'y attacher avec quekue passion, son autorité croissait, de jour en jour, à la Constituante. Il s'y glis- sait sans bruit; il y voilait son entrée. Mais on savait bientôt qu'il était là. Un mot sorti de sa bouche, l'un I Motion de il/s" l'Evcque d'Auliin sur les mandats unjx-rdlijs, in -8° de 20 pages. , 80 LK l'RlNCK IK TALLKYKAND le ces mois trouvt's, comme il excellait à les déta- cher, au lion moment, avait Iraiii sa [n''sence. Ainsi dans telle séance orageuse, où il n'avait pas craint d'en- trer en lutte avec Mirabeau, le personnage dominant de cette assemblée, qui dominait tout... La lice étaif ouverte, où se faisaient face les adversaires, Tuu si tui- bulent et fougueux, l'aulre si flegmatique, Miraleau s'écria — Attendez, je vais vous enfermer, dans un cercle vicieux. » — A'ous voulez donc m'embrasser? » avait répondu l'évêque d'Autun, qui, lui-même était loin de passer pour un exemplaire de vertu. Car, il fut un moment où ces deux homiues supé- rieurs, qui se connaissaient depuis longtemps et que rejoignaient sur tant de points leurs opinions, leurs talents, et leurs vice mêmes, se brouillèrent. Avec toute l'ardeur de son tempérament, Mirabeau s'était emporté en des termes d'une rare violence contre Tal- leyrancl 1. Désaccord passager ils reviendront à une meilleure appréciation d'eux-mêmes; ils se retrou- 1 Voici de quelle douce façon il le traitait, dans une lettre à l'un de ses amis Paris, rue Sainte-Anne, 28 avril 1787. »Ma position assombrie par l'infâme conduite de l'abbé de Périgord est devenue intolérable. Je vous envoie, sous cachet volant, la lettre que je lui répète; jugez-la et envoyez-la-lui ; car j'aime à penser que cet homme vous est inconnu, et je suis Lien sûr, au moins, qu'il devrait l'être à tout liomme honnête de votre temps. Mais l'histoire de mes malheurs m"a jeté entre ses mains, et il me faut encore user de ménagement avec cet être avide, bas et intrigant. C'est de la boue et de l'argent qu"il lui faut. Pour de l'argent il a vendu son honneur et son ami, pour de l'argent il vendrait son àme, et il aurait raison; car il troquerait son fumier contre de l'or. » Comme son terrible p'^rc, dit rAmi des hommes, Mirabeau l'aîné était un grand débrideur d'injures, juand la colère le tenait., TALLKYRAND KT LA RKVOLl'TION 87 veront cl se réconcilieront dans l'entière conmmnaulc de leurs vues sur la politique intérieure et extérieure. Lorsque le puissant orateur se sentira frappé en ]leine lutte, et que la mort voudra se saisir de cette immense proie, c'est Tallevrand qu'il choisira conmie exécuteur testamentaire avec le comte de Lamarck; et c'est encore Tallevrand, qui, le 4 février 1791, donnera lecture du dernier discours préparé par le tribun sur l'éducation publique. Enfin, une note découverte dans les papiers de Mirabeau, après sa disparition, prouvera qu'il avait eu le dessein d'appeler Talleyrand au minis- tère, si ses plans d'alliance avec la cour contre les excès de la Révolution avaient triomphé. On sait comment devait échouer cette tentative de fusion entre la royauté raffermie et la démocratie réfrénée pour le développe- ment progressif des institutions nationales. Le pacte était signé, Fargent versé aux mains prodigues de Mira- beau, et Talleyrand prêt à suivre l'évolution entamée. La résistance maladroite de La Fayette, l'opposition ja- louse de ce personnage de second plan, que le hasard avait, mis au [remier parce qu'il s'était trouvé là, déran- geront l'accord, que ruinera définitivement la mort de Mirabeau. Et la Révolution jacobine, dont l'élan de dévastation pouvait encore être arrêté, ira jusqu'au bout de sa course furieuse... Mais nous n'en sommes pas encore aux mauvais jours, où la démagogie portera à la liberté naissante des atteintes mortelles. Bien des illusions fleurissent les imaginations et les weurs. On n'est pas sorti de la période d'enthousiasme. Dans les salons on ne parle que de liberté à l'anglaise, de constitution nouvelle, des droits du citoyen. Les femmes combinent des systèmes de gouvernement, les hommes font des motions et vont au club. Avec leur 88 LI". PRINCK IF TALLEYRAND imprudence aimable, les spiriluclles se jouent des mots, parce qu'elles les supposent simplement à la mode et ne se doutent guère de Tétrange force qu'ils prendront sur d'autres lèvres que les leurs. L'émigration n'a fait que commencer. Les plus inquiets ou les plus impatients de s'enrôler dans les rangs de l'étranger font diligence. D'autres ne sont retenus à Paris que par la difficulté d'en sortir, avant que le nécessaire, — les allaires d'argent, — soit mis en ordre 1. Beaucoup demeurent, attendent, espè- rent. Des créatures de beauté, d'élégance et de charme regardent et bravent le flot qui monte; presque s'amu- sent-elles à lui tenir tète avec une jolie crànerie, qu'elles ne croient pas dangereuse, parce qu'elles sont femmes et supposent qu'on ménagera toujours les femmes. C'est M'"^ de Simiane sortant de la Comédie fran- ^^ise et disant au crieur Appelez mes jms! » Un passant s'est écrié Il n'y a plus de gens! Tous lés hommes sont égaux. » Elle aussitôt riposte Eh bien ! crieur, appelez mes frères servants, » C'est la duchesse de Biron considérant de sa loge les prestiges de la scène et les turbulences du parterre. Ce soir-là, les dispositions du rez-de-chaussée sont mauvaises à l'égard des habitués du balcon. Des pom- mes sont lancées contre les loges aristocratiques. L'un de ces projectiles s'est introduit sans qu'on l'ait appelé chez M""*" de Biron. Elle l'a recueilli pour le retourner. Il o; La terre ms brûle les pieds à Paris, écrit tout franchement M'"* de Nermont à un ami... Mais, aussitôt que je saurai sur quoi compter, comme je décampe! » .Vrchives nation.. W 274, dossier 59. 4' partie, n" ?8. Elle s'y laissera surprendre, pourtant le 7 venlùse an II, elle fut mise en état d'arrestation, comme ex-noble et pour cause de relations suspectes avec dee émigrés. Incarcérée aux Carmes, elle fut rendue à la liberté, le 12 ven- démiaire an 111. TALLKYRANI KT LA RÉVOUTION 89 le lendeniain, à La Fayette, soigneusement enveloppé, avec ces mots Voici le premier fruit de la Révolution qui soit arrivé jusqu'à moi. » Talleyrand, lui, des deux oreilles écoute, passe et fait son chemin. En peu de temps, il s'est acquis une situation pré- pondérante à l'Assemblée nationale. Le 18 août, il avait été nommé secrétaire, avec Mathieu de Montmo- rency et l'abbé de Barmond. Le 31, sans qu'il eût présenté de candidature, deux cents voix s'étaient réunies sur son nom, pour la présidence. Dans la quinzaine suivante, il s'était vu élire du comité de constitution, le quatrième sur la liste avec Thouret, Siéyès, Target, Desmeuniers, Rabaud Saint-Étienne, ïronchet. Le Chapelier. L'Assemblée lui conférera l'hon- neur de l'appeler à la présidence, avant d'y porter Mirabeau. Enfin elle arrêtera sur lui son choix pour présenter au pays le compte-rendu de la conduite et des travaux de ses membres. Personne ne saura mieux en caractériser l'œuvre accomplie qu'il ne le fera dans son admirable adresse aux Français, lue en séance publique, le 11 février 17Û0. Les soucis de la vie publique ne l'absorbaient pas au point de lui faire oublier les goûts et les faiblesses de sa vie privée. Mêlant l'agréable à l'utile, il continuait à se distraire dans les passe-temps mêlés de la conver- sation lorsqu'il y avait encore une société à Paris, des femmes et du jeu. Le jeu fut à Talleyrand une tentation toujours chère. Quelquefois, dans le monde, il en avait usé comme d'un dérivatif commode pour échapper à l'ennui des 90 l'IUNCF. DK ÏALLKYRAND entretiens qu'il ne lui convenait point de soutenir. Voulait-il s'en épargner l'incommodité ou n'être pas contraint à mettre sur le tapis de la conversation, quand il n'en avait pas envie, ses idées personnelles, il allait à la table de jeu et s'y oubliait, à plaisir. Mais il n'y était pas conduit par cette raison unique. La prodigalité de ses dépenses lui en faisait un besoin, à plus d'un jour de l'année, en l'époque où ne se déversaient pas encore dans ses coffres les munificences des grandes dotations. Il y recourait d'autant plus volontiers qu'il avait la main heureuse. Ainsi, pen- dant l'hiver de 1790, il lui arrivera de gagner, au club des Échecs et dans la société, une tfentaine de mille francs en deux mois. Il en éprouvera, si nous l'en croyons, de la satisfaction et du regret tout à la fois. Des scrupules inattendus tenant à son état nou- veau de législateur lui monteront à la tête, de telle sorte qu'il croira devoir s'en expliquer dans une sorte de confession publique o geste digne des premières simplicités chrétiennes! sous la forme d'une lettre aux journaux. A l'entendre, il n'aimait pas ou avait cessé d'aimer le jeu ; il était tout prêt à l'abhorrer, en réfléchissant aux maux et aux iniquités dont ce vice est la source. 11 se reprochait gravement de n'avoir su résister à ses amorces. Mais, comme le règne de la vertu s'était levé sur le monde, il avait compris que le moyen le plus honnête de réparer ses erreurs était d'avoir la franchise de les reconnaître 1. Aurait-on supposé jamais un Talleyrand aussi exemplaire, aussi pénitent de ses fautes?... Il avouera ses torts, sans 1 Letlre aiileins de la Chroniqne de Paris, 8 fàvrier 1791, publiée dans le Moniteur universel, t. VU, p. 32'i. TALLKYHANI KT LA RÉVOLUTION 91 doute, mais nous n'avons pas appris, d'autre part, qu'il ait voulu rendre à la communauté sociale l'argent dont il s'accusera, en se frappant la poitrine, de l'avoir indi- rectement frustrée. L'envie lui reviendra souvent de pousser des jetons et de mêler des cartes, jusqu'à ce terme de la vieillesse humaine où sans peine se corri^e-t-on de tous les défauts, qui ne nous sont plus d'aucun plaisir ou d'au- cune utilité. l*arvenu là, du haut de son expérience sereine, on l'entendra formuler contre le jeu des enseignements d'oracle Ne jouez pas, recommandera-t-il à l'un de ses pro- tégés, j'ai toujours joué sur des nouvelles certaines et cela m'a coûté tant de millions. » Car il précisera le chiffre de la perte et, pour ne diminuer point la portée de sa leçon, il ne fera qu'ou- blier l'échelle comj^ensatrice de ses gains. Mais nous anticipons sur les dates ; nous nous écar- tons du principal de notre sujet. Revenons un peu sur nos pas et retournons à la Constituante, où s'est ou- verte une délibération d'importance dans l'histoire de la Révolution et de Talleyrand. L etonnement n'y fut pas mince, lorsque, en la séance du 10 octobre, se ralliant sur ce point aux idées de Necker, l'évêque d'Autun proposa d'une voix ferme l'aliénation des biens du clergé et qu'il présenta lui, dignitaire de l'Église, les éléments d'un projet qui livrait aux créanciers de l'État le patrimoine de son ordre. Déjà, au milieu de l'effervescence, qui suivit la nuit du 4 août, quand, au milieu des acclamations et des 92 PRINCE DE TALLEYRAND larmes, la noblesse avait fait spontanément à la nation le sacrifice de ses privilèges, l'Assemblée nationale avait entendu le député du bailliage de Charolles, un manpiis de La Goste lui exposer conriisément une motion identique I. On l'avait laissé tomber, ladite motion, parce que les esprits n'y étaient pas encore assez préparés. A son tour, Talleyrand s'était emparé de celte idée, qu il eût aussi bien combattue, la veille, s'il l'avait jugée non viable et prématurée. Mais elle était mûre; elle devait inévitablement triompher sons une forme ou sous une autre. Habilement il la prit à son compte et en récolta le succès, à la grande stupeur de ceux qui l'avaient envoj'é à l'Assemblée pour y défendre les droits et les intérêts ecclésiastiques. Par cette initiative, qu'on n'aurait pas attendue de l'ancien agent du clergé, Talleyrand préludait au système poli- tique de toute sa vie consistant à faire bon marché de la moralité des actes personnels, devant le but ou le prétexte de l'utilité générale. Dès les premières assemblées du clergé auxquelles il lui avait été donné de prendre part, en 17~o, il avait pu se former une appréciation complète de la persistance de l'Église à ne se relâcher en rien de l'immunité de ses possessions, considérée comme un principe intangible. Étant agent général de son ordre et constatant que le clergé, très attaqué par les philosophes, malmené par l'opinion, envié dans ses richesses, perdait, chaque jour, de sa considération, Talleyrand avait exprimé le vœu qu'il se prêtât à des sacrifices proportionnels, 1 Séance du 8 août. Deux jours auparavant, Buzot avait lancé cette phrase, qui se perdit dans le bruit Je soutiens que les biens ecclésias- tiques appartiennent à la nation.. TALLEYRAND Iï LA RÉVOLUTION 93 susceptibles de lui ramener les sympathies 1. Sur ce terrain, il avait rencontré des oppositions inébranla- bles. Les gros décimateurs n'en cédèrent pas un décime. L'esprit de détachement évangélique pouvait sen'ir de thème éloquent dans les livres de piété, dans les man- dements et les sermons de cathédrale ; il n'allait pas jusqu'à se donner en exemple, sinon dans le bas clergé, — qui se plaignait de n'avoir pas de quoi vivre, — du moins de la part des évêques et des abbés commandi- taires 2. Quand le ministre des finances, Jean-Baptisle de Machault, fort embarrassé dans ses comptes, voulut imposer les biens des ecclésiastiques comme ceux des autres sujets, le haut clergé s'y était opposé d'une seule voix, arguant de cette bonne raison que les biens donnés à l'Église ne sont plus reprenables, parce qu'ils sont consacrés à Dieu. Les temps avaient poursuivi leur évolution logique; l'esprit de réforme et de nouveauté s'était affirmé avec une évidence, avec une force redoutables. On en était resté, cependant, aux obstinations de 172o où le corps 1 Je voulais que le clergé proposât crocheter au gouvernement la loterie royale pour la supprimer, etc. » {Mémoires, t. l'% p. 52. Ce qu'on oublie trop souvent de rappeler, à propos de sa motion de la remise des biens du clergé à la nation, c'est qu'il avait exprimé, le même jour, un vœu d'amélioration du sort des prêtres de campagne. 2 A diU'érentes époques, le gouvernement était intervenu pour amélio- rer le sort des prolétaires de l'Église Un édit de 1768 assurait un mini- mum de 500 livres au curé et de 200 au vicaire. En 1778, le premier reçut 700 livres et le second 250, puis 350 livres 1785. C'était la portion con- grue; en regard, il convient de citer le chilîre de rente de certains gros décimateurs, qui souvent retenaient pour eux la moitié, parfois même les trois quarts du produit des dimes. L'abbé de Clairvaux toudiait ainsi livres par an; le cardinal de Rohan, un million; les Bénédictins de Cluny, les Rénédictiiis de Saint-Maur, 8 millions, et ce ne sont pas là des exceptions. » Note des Mc'iiio'res de Talleyrand, p. 53. 94 l'IUNCK DK de rÉfilise en tiimiille refusait au gouvernement de se soumettre à Tiinpot du cinquantième. >ii les alaj'mes grandissantes du Trésor, ni le cri de la détresse géné- rale n'amollissaient ces résistances d'une caste privilé- giée défendant opiniâtrement Timmutahilité de ses intérêts. Tels de ses membres prétendaient qu'il était de leur devoir impérieux de sauvegarder, entre leurs mains, le patrimoine des pauvres. Tels autres, les hauts prélats, soutenaient qu'ils avaient à maintenir en leurs personnes, sans y soufl'rir d'amoindrissement, le prestige du principal corps de l'État. Pour ne pas être à charge au royaume, ils devaient rester les maîtres exclusifs des biens dont la piété des aïeux avait enrichi l'Église. Précédemment, des discussions infinies s'étaient pro- duites sur le chapitre des dîmes, des alleus, des franches aumônes. En l'assemblée des Notables, il avait été question de supprimer les dîmes. L'archevêque d'Aix, M. de Boisgelin, s'était levé pour les défendre. Comme il disait d'un ton pénétré La dîme, cette offrande volontaire de la piété des fidèles », une voix l'interrompit, celle du duc de La Rochefoucauld, qui simplement, ajoutait La dîme, cette offrande volon- taire de la piété des fidèles sur laquelle existent, main- tenant, quarante mille procès dans le roj^aume. » Puis, on s'était plaint amèrement, au sein du clergé, des sentiments injustes et de la conduite inexplicable, qui poussaient l'esprit du siècle à provoquer l'anéantisse- ment de ses privilèges, à conspirer contre ses biens. Et des raisons et des textes en abondance avaient été fournis pour justifier leurs possesseurs d'une exonéra- tion complète des charges du pays. Dans une convocation récente d'hommes d'Église, TALLKYRAND KT LA RÉVOLUTION 95 chez l'un d'entre eux et non des moindres, le cardinal de La Rochefoucauld, pendant que des voix s'échauf- faient sur l'idée de contribuer par des sacrifices per- sonnels au ratTermissement du crédit public, un archevêque, Jean-Marie Dalou, avait proposé sérieuse- ment de profiter d'une occasion aussi favorable pour faire payer les dettes du clergé par la nation. Talleyrand, qui l'avait entendu, ne pouvait en croire ses oreilles. Tant de confiance et d'imprudence, à la fois, quand les événements, comme ils se poussaient et se précipi- taient, étaient si loin de travailler pour ces illusions tenaces ! On n'avait pas su se résoudre à des concessions opportunes et nécessaires. La bourrasque viendra, qui tout emportera d'un seul coup. La vague populaire balaiera d'une seule rafale ces droits, ces privilèges, que le clergé de France faisait remonter aux capitulaires de Gharlemagne. Un évoque avait osé porter le premier coup au colosse sacré ». L'ertet que produisit sur les députés ecclésiastiques la lecture du projet fut inouï. Tandis que se prolongeaient les applaudissements des révolu- iionnaires et des capitalistes, l'abbé Maurj ne trouvait pas de termes assez rudes pour flétrir une pareille défection. Il ne nous reste plus, s'écria douloureu- sement l'abbé de Montesquiou, qu'à pleurer sur le sort de la religion. » Une eff'ro^'^able tempête s'était élevée des bancs de la droite contre la trahison de l'évoque d'Au- tun; car on oubliait, à dessein, les nombreux orateurs de la gauche, tels que Barnave, Pétion, Treilliard, Mirabeau, qui, tour à tour, soutinrent, développèrent en l'amplifiant et l'exagérant môme sa proposition. Il Les Curés de Saône-et-Loire. » TALLEYRAND ET LA RÉVOLUTION 101 anxieuse, car il entrevoyait bien prochaine l'heure où il sortirait tout à fait de la vie sacerdotale. Il saisit la première occasion qui s'offrit à lui de con- sommer un premier acte d'affranchissement; nommé, entre le 11 et le 17 janvier, avec La Rochefoucauld, d'OrmessoU; Mirabeau, membre du département de la Seine, il profita de l'occurrence afin d'annoncer sa démission d'évêque de Saône-et-Loire 1. La douleur était profonde dans le cœur des prêtres fidèles de FAutunois. En des instructions fréquentes à leurs paroissiens ils versaient leurs tristesses, ils tra- duisent leurs pieux gémissements; c'en était fait ils n'avaient plus de pasteur, plus de guide spirituel pour les conduire parmi ces voies de ténèbres Le pire de nos maux, celui qui ne nous laisse aucune consolation, c'est que nous-mêmes nous sommes sans pasteur qui nous guide, nous dirige et nous éclaire. Hélas! nous l'avons perdu, il n'est plus du nombre des enfants d'Aaron. » Tallevrand leur était enlevé par ses propres égare- ments » 2. Ils ne gagnèrent pas beaucoup au change, 1 Il l'avait fait connaître en ces termes aux administrateurs du diocèse d'Autun ï 20 janvier 1791. 0 Messieurs, j'ai été choisi, il y a quelques jours, par MM. les électeurs de Paris, pour être un des administrateurs du département; il m'a été impossible de ne pas accepter un témoignage de confiance aussi flatteur donné par une ville dans laquelle je suis né, où j'ai passé ma vie presque entière et où ma famille demeure. Cette place exigeant une résidence habituelle aurait été, aux termes des décrets de l'Assemblée nationale, incompatible avec celle d'évêque de Saône-et-Loire ; en conséquence j'ai donné ma démission pour cette dernière, et j'ai. Messieurs, l'honneur de vous en prévenir ; je l'ai remise entre les mains du roi en le suppliant de donner les ordres et de prendre les mesures nécessaires pour l'élection de mon successeur. » Archives départementales de Saône-et-Loire, série L. Dis- trict d'Autun. 2 Rome en avait prononcé 11 ne peut rien se produire de plus dési- 102 LK l' DK TALLKYRANT lorsque l'élection faite à Màcon leur valut, pour le rem- placer, en leur amour, en leur confiance, l'abbé Gouttes, ancien dragon et député révolutionnaire. Maurice de Talleyrand était entré l'un des premiers dans les voies de ce schisme nouveau; et, malgré les expresses inhibitions du pape, il avait accepté d'être le consécrateur des prochains évoques constitutionnels. Le scandale fut grand à Kome. Un bref du Saint-Siège, quelque temps retardé, le bref Quod aliquantnm, daté du 10 mars 1791, le fraipa d'excommunication, lui et tous les prêtres jureurs. Il en reçut le choc sans trop d'émotion, si l'on s'en rapporte au ton de ce billet, dont le destinataire aurait été le duc de Lauzun Vous savez la nouvelle de l'excommunication ; venez me consoler et souper avec moi. Tout le monde va me refuser le pain et Teau, aussi nous n'aurons, ce soir, que des viandes glacées et nous ne boirons que du vin frappé, » 1 Il s'était senti moins à l'aise, le jour où la besogne lui fut commise formellement de sacrer en public, dans l'église de l'Oratoire, plusieurs évêques élus par le peuple. On lui avait adjoint deux de ses collègues pour l'assis- ter dans la cérémonie. Une commune inquiétude tenait en suspens l'âme des intronisateurs. Talleyrand, pour son compte personnel, avait jugé la partie dangereuse, aussi bien du côté de la populace que du côté du clergé dissident, dont il s'imaginait voir les saintes et furieuses vengeances amassées sur sa tête, rable que de le voir renuncer de lui-même à son Église, lui qui, à tant de titres, a mérité d'en être dépouillé. » Epistola E. S. R. E. cardinalis de Zelada, prœcipui Summi Poulificis nwiistri, ad vicarios générales episcopi Augustoduneiisis. 4 des noues d'avril 1791 . 1 On a contesté rauthenticité de cette lettre. C'est dommage pour roriginalité de la pièce. TALLKYUAXI KT \\ RÉVOLUTION 103 A telle enseigne qu'il avait pris la précaution de rédi- ger un testament et de l'envoyer à M'"'= de Flahaiit. Le 23 février, étant rentrée chez elle, assez tard, le soir, elle avait remarqué sur sa table une large enveloppe blanche et l'avait décachetée d'une main rapide. Le document était là, où l'évèque d'Autun son évèqne », l'instituait comme légataire universelle. Le cœur sen- sible de la comtesse, à cette lecture, battit douloureuse- ment. Elle passa le reste de la nuit dans l'agitation et dans les pleurs. Dès quatre heures du matin, elle vou- lut qu'on allât réveiller M. de Sainte-Foix pour qu'il courût aux nouvelles. L'évèque n'avait pas dormi chez lui, des menaces de mort lui étant parvenues, qui lui donnèrent à craindre qu'on ne l'y fît assassiner; il s'était retiré dans un gîte secret de la rue Saint-Ho- noré. Ses coopérateurs n'étaient guère plus rassurés, en la circonstance. Gobel, évèque de Lydda, avait averti l'évèque d'Autun qu'un troisième évèque, de Babylone celui-ci, battait en retraite. Déguisant ses propres appré- hensions, Talleyrand s'était rendu, au matin, sans tarder, chez ce prélat in partibus il avait nom Mirou- dot, Dubourg-Miroudot, lui dénonçant par une feinte adroite que leur confrère Gobel allait leur manquer de parole; que, pour lui, il savait trop les suites qu'entraî- nerait une pareille reculade; qu'il n'hésiterait pas une minute sur la résolution à prendre; et que si le mauvais sort voulait qu'il fût abandonné par l'un de ses collègues, il n'irait pas s'offrir aux coups de la populace et préférerait se tuer lui-même. Parlant de la sorte, il tournait autour de ses doigts un petit pistolet, qu'il avait tiré de sa poche et dont la vue impressionna fortement le courage ébranlé de l'évèque Miroudot. Ses 104 LE PIUNCK IK esprits se raffermirent par la crainte d'un péril plus grand. Chacun des trois prélats fut exact à se rendre en lu chapelle des Oratoriens, dont le supérieur 1 était acquis à la cause constitutionnelle; et rien ne se passa qui justifiât leurs précédentes alarmes. Les affaires de l'Église de PVance empiraient d'heure en heure. Naguère l'archevêché de Paris avait été rendu vacant par le départ de M. de Juigné, qui, malgré son esprit de conciliation et de bonté 2, s'était refusé au serment ; et l'on avait aussitôt pensé au personnage le plus en vue des ecclésiastiques assermentés, à Talley- rand, pour lui offrir le siège métropolitain le plus important du royaume. Il s'était défendu vivement de l'accepter, protestant qu'un tel pontificat devait aller à des mains moins indignes; mais, au fond du cœur, ne demandant qu'à se soustraire à des responsabilités trop lourdes, trop directes, en ce temps de guerre ouverte contre la religion et ses ministres. A tous égards, il n'aspirait qu'à se décharger complètement des embar- ras d'une carrière, où il n'était entré que par force, et que ne parviendra pas à lui rendre désirable l'offre du chapeau de cardinal, aux signatures du Concordat. On le verra, pour la dernière fois, porter le violet, lors de la célébration dans la cathédrale du deuxième anniversaire de la prise de la Bastille. Contraint de se rappeler qu'il avait été le répondant de Gobel, évêque de la Seine, il se prêtera à cette bizarre cérémonie, où \ Le l'ère Poiret. 2 C'est de M. de Juigné, vénérable prélat, qu'on avait surnommé le Père des Pauvres que, le lendeiuain de son sacre, Talleyrand avait reçu le pallmm, distinction attachée parles souverains pontifes au siège épis- copal d'Autun. TALLEYRAND KT LA RÉVOLUTION 105 les cantiques auront un faux air de carmagnole. Un député du nom de Gasparin fera gémir les orgues sacrées... Quelques mois après, il n'y aura plus d'évêque ni de cérémonie; l'église même, la vieille basilique aura été mise en vente! Sans attendre le monitoire suprême du pape, qui l'atteindra, à Londres, en 1792, il rentra décidément dans la vie séculière, au mépris de ceux qui faisaient de son nom une pierre de scandale. Car les royalistes et les orthodoxes n'établissaient guère de distinction entre l'abbé Grégoire, l'oratorien Foucher de Nantes, le franciscain Chabot et l'ancien évèque d'Autun, mais les rangeait tous dans la catégorie des apostats. Talley- rand les abandonna à leur opinion, d'un cœur léger. Aucune sorte d'animosité de principes ne le poussait contre le culte, dont on l'avait obligé d'être un des ministres. Il estimait salutaire, pour ceux qui en avaient reçu les enseignements, de les conserver au fond de leur âme; mais il ne les jugeait pas d'une applica- tion utile à l'avancement dans le monde; et, sans haine ni provocation, il s'était allégé d'un costume entravant la liberté de sa démarche. On ne détache pas aisément de son être, parce qu'on en a rejeté les signes extérieurs, le caractère de la prê- trise. Bien des personnes de sa connaissance continue- ront à l'appeler l'évêque », par habitude de conversa- tion ou par une familiarité d'amis. Parle à l'évêque... annonce à l'évêque... », écrivait Biron à Narbonne et respectivement. Ou bien c'était avec une vague intention de dénigrement pour le plaisir de faire ressortir par le contraste entre le mot et la chose ce qu'avaient de peu épiscopal les comportements de sa vie privée. Tel l'Amé- ricain Governor-Morris notant, en son mémorial, que 100 LK P II IN CI". IK l'évèque avait rendu, pour ainsi dire, quotidiennes^ ses intimités de table et d'alcôve chez la future M'"*" de Souza. Quoi qu'il en lïiL de cette manière de parler, Talley- rand et l'Église n'entretenaient plus que des rapports distants. Jeté comme tant d'autres témoins passés acteurs dans le chaos d'une monarchie qui s'écroulait et d'une révolution prèle à surgir, grosse de menaces et de violences, il mettait à s'orienter une adresse infinie 1. Observant avec sa perspicacité rare l'avènement des hommes nouveaux portés par le jeu des circons- tances dans le tourbillon de la politique et les menées de la diplomatie; s'égarant, parfois, sur l'étendue de leurs moyens avant de les avoir vus à l'œuvre 2, il attendait, tout en prodiguant les lumineux rapports sur les finances ou l'éducation, qu'on lui fournît à lui- même des moyens d'agir, et de préférence hors des frontières. Il en était grandement question dans l'entourage de Mirabeau. Cet homme de passion et de raison, à la fois, n'avait pas oublié que, sur la proposition de Talley- rand, en 1786, lui-même avait été envoyé à Berlin en qualité d'agent secret, d'observateur, quand les registres de la diplomatie occulte étaient parsemés de noms 1- 1 ir Maintenir le lien de la France avec l'unité catholique, insinuer à tous que ce lien n'est pas rompu et ne peut pas l'être; rassurer le roi, le disposer à la patience et à l'attente, le mettre plus à Taise dans cette cons- titution civile, qui l'oppresse, protéger les prêtres qui ont refusé le serment, appeler à leur secours la liberté que la Déclaration des droits de l'homme dont il fut un des rédacteurs accorde à tous les citoyens, en un mot faire de l'ordre ave; du désordre et servir la royauté en caressant la Révolution. c'est le jeu extraordinaire auquel Talleyrand prétend se livrer et auquel on aurait peine à croire si les pièces authentiques n'étaient pas là pour l'attester. » iB. de Lacombe, Talleyrand, évèque d'Autun, 281, 282. 2 Par exemple, dans ses appréciations portées sur Barthélémy. TALLEYRANU KT I-A IIKVOLUTION 107 illustres » ou destinés à le devenir. A son tour il estima que, devant les menaces de la coalition, l'intérêt de la France serait de déléguer Talleyrand à Londres, afin de s'assurer de la neutralité anglaise. N'y serait-il pas le mieux désigné? Dès sa jeunesse, lorsqu'il fréquentait, avec Mirabeau, Dupont de Nemours, Ponchaud, les réu- nions d'un groupe formé sous les auspices d'une science nouvelle l'Économique, sa conviction était que l'accord de l'Angleterre et de la France commanderait la paix à toute l'Europe. Hier encore Mirabeau, déjà couché sur son lit de mort, avait recommandé à Talleyrand, [u'il savait de tous points acquis à son idée l'illusion môme, le rêve edors de la France, le plan d'une alliance entre les deux nations. Les complications extérieures se sont fort aggravées. Les amis douteux ou chancelants sont tout près de se faire des ennemis déclarés. C'est un point essentiel que de choisir sûrement entre ceux qui aspirent à porter, à l'étranger, la parole du pays. Talleyrand n'a pas ménagé les bons conseils. Il est avocat consultant en la matière. Jarry, qui vient de monter en voiture, emporte pour la Prusse indécise des instructions, que l'évêque » a presque dictées. La réponse qu'appelle, d'urgence, Toflice de l'Empereur, il en a suggéré la notification positive Il faut de lui une explication, qui finisse tout. » Mais surtout il redouble d'insistance sur le besoin d'envoyer en Angleterre quelqu'un de confiance, avec une mission secrète, qui soit peu de chose aux ouvertures, mais cjui assure des arrière -pensées. Et il a proposé Biron, pendant que celui-ci n'a pas encore de commandement d'armée. Là-dessus des objections, qu'il avait peut-être prévues, se sont élevées. Pour- quoi n'iriez-vous pas en Angleterre?... » Cette question, 108 LK PRINCE DK TALLEYRAND il l'avait vu venir. Il feint de décliner l'offre par modé- ration, par humilité. M. de Biron y serait beaucoup mieux en place que lui. Ses qualités sont à une énorme distance de celles de M. de Biron. Le ministre de Lessart, qui tient à son premier choix, a répliqué que c'était justement parce qu'on trouverait extraordinaire que lui Talleyrand allât à Londres, en ces conditions difficiles, qu'on l'y jugerait très bon. De cette manière force serait -il de s'apercevoir, par contre-coup, à Vienne et à Berlin, qu'on avait des intentions sérieuses, à Paris. Talleyrand a remis sa réponse, au soir, par avance décidé à ce qu'elle soit une acceptation. Son ami de Narbonne est au département de la guerre et l'influence dont il dispose s'étend aux autres parties du Gouvernement; il a les sympathies de la cour, et la majorité de l'Assemblée lui est acquise; ses qualités de clairvoyance et d'intuition, de bonne grâce en toutes choses i, inspirent, malgré sa légèreté naturelle, de grands espoirs; on le dit et le répète, pour le meilleur contentement de ses amis et pour la plus vive satisfac- tion de M™^ de Staël, son Égérie, dont le bonheur serait au comble si elle pouvait faire de lui un premier mi- nistre, afin d'être avec lui maîtresse aux affaires 2. Tout concorde à encourager Talleyrand. 1 Le 16 décembre 179J, Narbonne écrivait à Biron, par une jolie façon de dire a Je te demande pardon de t'avoir à peine répondu un seul mot, depuis que je suis ministre, mais tu imagines bien l'impossibilité où je suis de donner un moment à mes plaisirs. » De son côté, Biron chantait ainsi la louange de Narbonne. dans sa lettre à Talleyrand, du 25 décembre ' Narbonne est véritablement d'une perfection inconcevable, il voit tout et il est bien pour tout le monde. Son voyage a fait un prodigieux et excel- lent effet sur l'armée. » 2 Que n'avait-elle rêvé pour Narbonne, dans les élans de sa tendre et mâle imagination? 11 n'était que brillant, actif et brave. Elle avait voulu TALLEYRAND ET LA RÉVOLUTION 109 L'occasion s'offrait exceptionnelle de tenter hors de France une action éminemment utile il aurait eu grand tort de ne point la saisir. Une ambassade, lui insinuait récemment Governor-Morris, ne serait-ce pas le vrai moyen de faire sa fortune et de se tenir en évidence sans trop se compromettre? A défaut d'ambassade réelle, il irait en Angleterre, comme à titre privé, observant sur place les tendances, les opinions, les indices des événe- ments ; et, sur les rapports qu'il enverrait au ministère français, on aviserait à combiner des éléments de négo- ciations. Il se déclara prêt à partir, espérant bien — sur- tout si on lui adjoignait Biron, qui possédait, à Londres, des amitiés fortes et remuantes, — monter contre Pitt, le protagoniste de la coalition, de formidables cabales. Une alliance anglaise, resserrée par un traité de com- merce, c'était l'objet primordial de ses vues, c'était le plan à longue portée auquel il restera toujours fidèle, à travers les bouleversements de la guerre générale, par-delà la Révolution et l'Empire, en 1792, en 1814, en 1830. L'importance de son voyage, tout démuni qu'il fût d'aucun caractère officiel, n'avait pas échappé aux sou- verains et aux hommes d'État engagés dans la lutte contre la France. Rien ne pourrait arriver de plus nuisible à nos desseins que le succès d'une telle alliance », écrivait, le 1" février 1792, le roi de Sar- daigne Victor- Amédée III, qui s'était retourné vers la Prusse et l'Empire, dans l'inquiétude où l'enfermait qu'il étendît beaucoup plus loin les perspectives de sa pensée, qu'il fût sagace en ses vues, persévérant en ses desseins, énergique et fort. Elle était parvenue à grandir son rùle jusqu'à faire naître l'espoir qu'il pùtétre l'arbitre du trône et du peuple. Mais rien, dans cette tourmente révolu- tionnaire, ne demeurait en place ni les institutions ni les hommes. 410 Li l'RlNCK Di ral>stention de la Grande-Breta^iiK^ L'Auti'iche et rErii- pereur s'étaient émus. Valdec de Lessart avait dû prendre les devants et rassurer leurs doutes. Le voyage de l'évêque d'Autun, naande-t-il à l'ambassadeur de Noailles, n'a d'autre raison d'être que de calmer l'opinion. » Telle était la situation générale, au moment où se rendait à Londres l'ancien collègue de Mirabeau au Comité diplomatique et le futur négociateur des traités de Vienne. Ses premières passes diplomatiques eurent l'intérêt d'une savante école. Sur ce terrain il rencon- trait William Pilt. — le fils du grand Chatam, le contraste vivant des principes de son père — William Pitt, le per- sonnage à la double conscience, si plein de vertus en son existence privée et si dénué de morale en sa vie politique ; si souple avec tant de raideur, si tenace avec si peu de franchise Pitt dont lord Grey a dit ce mot terrible 11 n'a jamais proposé une mesure que dans l'inten- tion de tromper la Chambre. Dès le délut, il fut apos- tat complet, déclaré. » Au surplus, l'ennemi acharné de la France. Lord Grenville, cousin de Pitt, secrétaire d'État aux affaires étrangères, venait d'être prévenu ofïi ci eu sèment par son ambassadeur à Paris, lordGower, de la mission particulière de Tailleyrand. Ce comte Gower, premier duc de Sutherland, en avait été lui-même instruit, le 19 janvier, et comme d'une manière toute fortuite, dan^i un diner, par le ministre de Lessart, qui lui avait fait savoir, avec cela et puisqu'on en causait, que sans doute, monsieur l'évêcjue », aurait à prendre le plus long de la route. C'est qu'en effet Talleyrand devait se détourner du chemin direct, toucher Yalenciennes, s'y TALLKYRAND KT LA REVOLITION JH rencontrer avec le duc de lîiron, celui-ci ayant un ordre écrit de l'accompagner en Angleterre. Biron, •comme Talleyrand, s'était attaché, depuis longtemps, à l'idée du rapprochement entre les deux pays. Il se savait, à Londres, des amis capables d'être utiles diversement à i'évêque d'Autun. On avait donc au mieux assorti les convenances de personnes en cette affaire. Du ministre •de la guerre Louis de Narbonne en était venue la pensée ; car, il l'annonçait de la manière suivante à son cher Lauzun J'ai imaginé, mon ami, que le petit tour en Angle- terre serait excellent pour ta jaunisse et j'espère bien que je ne me suis pas trompé. » D'un cœur satisfait Talle^Tand et Biron accomplirent le reste du voyage. Avant de touclier terre, ils étaient déjà dans les papiers publics. On avait commencé par écrire de Talleyrand, à Londres, qu'il y perdrait sa peine, qu'il avait eu des conférences avec Pitt et n'en avait rien obtenu. Nouvelle au moins prématurée, quand leur première entrevue n'avait pas encore eu lieu! Il avait en main une lettre de présentation destinée à lord Grenville, assez vague en l'espèce, et ne pouvant !ui servir de lettre de créance puisque, aux termes de la Constitution 1, défense lui était faite d'exercer aucun rôle public autrement... qu'en apparence. Étrange situa- ili L'interdicliun était formelle. Le soupçonneux Robespierre avait bien jpris ses précautions, en inscrivant, dans ces termes, au cliapitre 11 article 2, -section IV de la Constitutioa de 1791, la motion, qu'il lit voter dans la séance du 7 avril ïLes membres de TAssemblée nationale. actuelle et des législatuves sui- vantes, les membres du tribunal de cassation et ceux qui serviront dans le haut jury ne pourront être promus au ministère ni recevoir aucunes places, dons, pensions, tniitements ou commissions du Pouvoir exécutif •ou de ses agents, pendant la durée de leurs fonctions ni pendant deux ans après en avoir cessé l'exercice. » 112 LK l' DE TALLKVKANI tion que celle-là! avait à néj^ocier des intérêts d'une importance capitale pour le maintien de la paix. 11 était chargé d'en exposer les raisons à des ministres étrangers mal disposés à les entendre, hostiles presque de parti pris; il devait s'en aquilter auprès d'eux avec tact, souplesse, autorité; et, cependant, force lui était de leur apprendre qu'il était là sans caractère, sans qua- lification officielle et réelle. De sorte que, parlàt-il le mieux du monde, il était privé des moyens d'inspirer aucune confiance solide 1. Cette lettre, écrivait de Lessart, à lord Grenvilie, sera remise à Votre Excellence par M. de Talleyrand- Périgord, ancien évêque d'Autun, qui se rend en Angleterre pour différents objets, qui l'intéressent per- sonnellement. » Et des considérations suivaient, à la louange de sa réputation d'esprit, de ses qualités personnelles, de la distinction de ses talents M. de Talleyrand, en qualité de membre de l'As- semblée constituante, n'est susceptible d'aucun caractère diplomatique. Mais comme il a été à portée d'étudier nos rapports politiques, surtout ceux que nous avons avec l'Angleterre, je désire que Votre Excellence s'en entretienne avec lui, et je suis assuré, d'avance, qu'il la convaincra de notre désir de maintenir et de forti- fier la bonne intelligence, qui subsiste entre les deux royaumes. » S'y employer par tous les moyens permis à une adresse persévérante était le plus ferme désir de Talleyrand. Ce n'était pas une mince entreprise. Il pul s'en former 1 La première observation de Pitt à Talleyrand, pour son audience de début, avait été justement celle-ci qu'il n'avait point de caractère déflni dans sa mission. I I I MADAME MARIE-ADÉLAIDK DE UUURBON, DUCHESSE d'ORLKANS 1753-1821 par Madame Vigée-Lebruii TALLEYRAND ET LA RÉVOLUTION 113 l'opinion, dès sa première visite à la cour. Le roi, ennemi personnel de la Révolution française, l'avait accueilli avec une froideur mar[uée. La reine avait témoigné plus d'éloignement encore en ne sortant point de la résolution qu'elle avait prise de ne pas lui adresser un seul mot. Si l'opinion du peuple était bien voulante à l'égard de la nation française, s'il avait pu s'en convaincre en lisant sur les murs de la cité ces mots charbonnés en gros caractères NowarwilhFrench, par contre, il n'avait pas eu à se méprendre sur les pré- dispositions du cabinet de Saint-James. Très clairement percevait-il que le ministère anglais envisageait avec une intime satisfaction les embarras où se débattait le gou- vernement intérieur d'un pays rival de ses intérêts de commerce et que l'Angleterre elle-même avait le plus grand avantage à voir se perpétuer cet état de crise anar- chique, dont les embarras ajoutaient à la sécurité du voisinage 1. Quant à la société angla ise, elle avait eu quelque étonnement, dès les premières apparitions de Talley- rand, chez elle, à l'examiner, à l'entendre, avec sa poli- tesse froide, son air d'examen, sa tenue de langage réservée, sentencieuse et si différente de la vivacité halntuelle du caractère français. Ces dehors eussent du lui concilier, là, des sympathies, si les terribles événe- ments qui se passaient en France n'y avaient pas eu une répercussion trop fâcheuse. Il s'ingéniait à détruire la prévention établie sinon contre sa personne, du moins contre le rôle dont il était investi. Cette préven- tion demeurait la plus forte. On y jugeait sans indul- 1. V. Lettre de Talleijrand au ininislre des Affaires étrangères, 23 sep- tembre 1792. 114 LL l'KINCi DE gence le parti auquel on le croyait attaché et par lequel il y était le plm cdidiu. Ses affaires n'allaient guère mieux du côté de son gouvernement. Le ministère, cjui avait adopté le projet de mission, maintenant faisait le mort, tout prêt à l'abandonner, chaque fois que se dénonçaient des dissen- timents, des résistances. Le parti Lameth et Barnave battait ouvertement en brèche l'entreprise. De cou- pables indiscrétions traversaient les desseins du repré- sentant de la France. Quant à ceux qui partageaient en principe ses idées sur l'importance extrême, en cas de guerre continentale, d'une neutralité prononcée de l'An- gleterre, il n'obtenait de leur concours que des intentions sans efficace, des demi-volontés soumises aux fluctua- tions du découragement ou du regret. Il n'en était qu'à ses premières démarches, et déjà le bruit circulait qu'on avait délégué quelqu'un à Londres Governor-Morris, pré- tendait-on expressément dans le but de contrarier ses négociations particulières avec les ministres anglais. Et ce n'était pas son coadjuteur Biron, qui pouvait lui être d'un secours quelconque, en pareille encombre, se trouvant, pour son compte, dans une situation fort désobligeante et qui tenait à des raisons individuelles. Narbonne l'avait engagé en de certains marchés de chevaux pour les troupes, qui avaient très mal tourné pour lui. De faux billets mis en circulation sous son nom, des créances justifiées ou non auxquelles il n'avait pu faire honneur dans le délai prescrit, une plainte déposée contre lui sur une somme de quatre mille cinq cents livres ster- ling, jointe au reste avaient été cause que ce noble per- sonnage, chargé d'une négociation en Angleterre pour le roi de France et la nation française, avait été arrêté, mis en prison comme le plus simple des citoyens et que, mal- I ta[jjvr.\xd kt la révolution 115 gré les requêtes portées devant niiJord Kennyon, prési- dent du Banc du roi, il attendait, sans l'obtenir, son élargissement. Beaucoup de bruit s'était fait autour de l'incident, avec un peu de ridicule jeté sur les circons- tances qui l'avaient produit et sur les marches et con- tre-marches, que ses fâcheuses suites avaient imposées à M. de Talleyrand 1. Les épines, dont la mission de l'évêque était héris- sée, le peu d'aide qu'il avait à espérer de ceux qui avaient le meilleur intérêt à le seconder, ne l'empê- chaient point d'avancer avec suite ses travaux d'appro- ches, et sans laisser s'amoindrir en lui celte contenance de force et de volonté, qui seule est capable d'en imposer. Le non-caractère » , qui était son attribut bizarre, il s'en réclamait par prévoyance, comme pour être en mesure de pouvoir dire, un jour, au cas où n'auraient pas abouti ses etîorts, que son insuccès personnel n'était pas une Biron s'en plaignit amèrement à Narbonne Boulogne, 21 février 1792. La désastreuse et inutile course, que tu m'as fait faire en Angleterre, est enfin terminée, mon cher Narbonne. Je ne te reproche aucun des mal- heurs qui en résultent, ni la longue et insupportable suite qu'ils auront pour moi; je t'observerai seulement que si je connaissais moins ta loyauté et ton amitié, que si je n'avais enfin à juger que la conduite d'un ministre dangereusement livré à mes ennemis, je pourrais soupçonner la plus atroce des perfidies et j'aurais le droit de rendre mes soupçons publics; je suis heureux de n'avoir à me plaindre que de ta légèreté, mais il faut que u saches non ce que tu as fait, mais ce que l'on t'a fait faire. » On alléguait d'autres raisons que cette malechance unique des marchés de chevaux, — le duc de Biron, pendant son séjour à Londres, ayant beau- coup fréquenté les maisons de jeu. D'illustres souscripteurs, le prince de fialles, lord Stermond, s'étaient entremis en sa faveur, mais sans atteindre le quantum de quatre millions passé dont il était redevable. Le comte de Courchamps, un jeune et généreux Français, qu'il n'avait jamais vu, et lord Ravvdon, l'un de ses amis, versèrent loutle cautionnement nécessaire à sa libération. Tel le maréchal de Biron, son père, avait tiré des prisons de Paris, en de pareilles circonstances, l'amiral anglais Rodney. IIG Li l'RINCK DK réponse pour la France. 11 n'avait pas ce titre d'ambas- sadeur 1, dont il lui semblait si pressant qu'on honorât et fortifiât quelqu'un d'autre à défaut de lui- même; cependant, son autorité j^ropre en remplissait l'office. Il parlait, écrivait, entrait en affaires, comme le fondé de pouvoirs le plus agissant. Malgré tant de gênes embarrassant ses démarches, ses pas, ses visites, les tractations prudentes de Talleyrand ne s'étaient pas dépensées en des soins inutiles. Avec une habileté supé- rieure contournant les obstacles amoncelés devant lui, il était parvenu à arracher au gouvernement britan- nique unepromesse positive, cellede rester neutre, même si la France envahissait la Belgique, pourvu qu'elle res- pectât le territoire de la Hollande. En outre, il était arrivé à obtenir des ministres de Georges III la recon- naissance du gouvernement issu de la Constitution de 1791. C'est ce double résultat, qu'il allait rapporter en France, au mois de juillet 1792, quand les fureurs révo- lutionnaires n'avaient pas encore rendu vaine l'œuvre des négociateurs. On pouvait espérer davantage, à cet instant précis où l'Angleterre, pour ses intérêts présents, était conduite à chercher, à désirer le repos. Des difficultés surve- nues dans l'administration de l'Inde, des réformes iinaneières promises sinon entamées et les rapports troublés de la couronne avec les communes, char- geaient assez le gouvernement, Pitt se sentait assez d'affaires sur les bras sans y ajouter les embarras d'une guerre. Il se montrait pacifique, presque ami de la il Ambitieusement et inconstitutionnellement parlant, je vous atteste que je ne voudrais qu'un titre et du temps pour faire et établir ici les rapports les plus utiles pour la France. » Talleyrand, Lettre au minisire les relations extcrieuns. I TALLKYIIAND KT LA RKVOLUTION 117 France, et à ceux qui s'en étonnaient, il avait répondu Peut-on haïr toujours? » Néanmoins, Tallcyrand ne revenait pas de son voyage aussi satisfait qu'il l'eût souhaité. Trop de soupçons, le mesures dilatoires, de compromis s'étaient interpo- sés entre son gouvernement et lui-même, commissaire sans titre de la nation française. D'autre part, il avait eu à faire état, dans les derniers jours, d'un refroidis- sement sensible, à son égard, des ministres anglais qu'il commençait à gagner et qui le voyaient avec déplaisir fréquenter les chefs de l'opposition. L'évêque » ne s'était pas décidé, de prime saut, à venir donner des explications à Paris. Il avait eu la fan- taisie d'une excursion reposante en Ecosse et s'apprêtait à la contenter. Puis, il s'était ravisé; le 10 mars 1792, il annonçait en ces termes à Valdec de Lessart son dessein de repasser en France J'arrive, Monsieur, et j'attends avec impatience le moment où je pourrai avoir l'honneur de vous voir. Je vous renouvelle tous mes hommages. » Il ne vit pas le moment, que réclamait son impatience. Car, le jour même où sa dépêche fut écrite, Brissot avait fait voter un décret d'accusation contre de Lessart, aussitôt arrêté. Le changement était de tous les jours, en ces heures de turbulence. Un nouveau remue-ménage s'était opéré dans la direction des affaires. Son ami de Narbonne n'était plus au ministère. Les scellés avaient été apposés sur les papiers du malheureux de Les- sart 1. On était dans une extrême agitation. Talleyrand 1 L'on s'égaie sur le jugement d'accusation prononcé contre M. de Lessart, on le prétend inique, et deux députés, que j'ai vus, hier, en gémissent et conviennent que jamais l'Assemblée ne se lavera de cette iniquité. » Lettre du morquis de Rome à M. de Salabernj, 14 mars 1792. 118 LK l'KlNCK DK ne s'attarda pas à pleurer les vaincus, mais vit à s'orien- ter difl'éremmenl. De j^rands événements avaient eu lieu pour la France et l'Europe, tels que la mort de l'em- pereur Léopold, dont l'humeur conciliante et pacifique retenait les belliqueuses ardeurs de son entourage. Était-ce la guerre, pour le lendemain? Le rôle à tenir s'indiquait. Talleyrand formulait en peu de mots un système complet de politique générale Beaucoup intriguer en Allemagne, parler d'une manière très haute à l'Espagne et à la Sardaigne et négocier amicalement avec l'Angleterre. » Voilà le plan qu'il conseillait de suivre. Il se ménagea des arrangements du côté de la Gironde et de son ministre Dumouriez, transigea sous le man- teau, avec la Montagne et s'arrangea de sorte qu'il fut désigné pour reprendre la dernière partie de son pro- gramme 1. Le décret de la dernière Assemblée, ce malencontreux décret, ne permettait toujours point qu'il fût le titulaire de la fonction, qu'il avait à remplir. On nomma, pour sauver la forme, un ministre plénipo- tentiaire, c'est-à-dire le jeune marquis de Ghauvelin, l'un des maîtres de la garde-robe du roi, ami de Louis Tout le tapage arrivé dans le ministère a été ourdi par M"' de Staël et M"" de Condorcet, qui menaient l'Assemblée nationale à leur volonté. La veille du décret de M. de Lessart, elles avaient soupe avec douze députés des meilleures poitrines. Chacun avait son rùle à jouer et a parfaitement réussi. Mais la trame a été découverte, et M. de Narbonne renvoyé. 11 voulait être ministre des Affaires étrangères et il remue encore ciel et terre pour y parvenir. Mais je ne crois pas que cela reprenne. » Id., ibid., ap. Pierre de Vaissière, Lettres d'aristocrates. 1 Je propose de faire partir sur le champ pour Londres M. de Talley- rand, qui a déjà entamé une négociation fort bien conduite, dont je rendi ai compte au roi par extraits. Comme, d'après les décrets, il ne peut avoir de titre pour sa mission en Angleterre, je propose au roi de lui donner un adjoint avec le titre de ministre plénipotentiaire. » Dumouriez, Bap- pert au roi du 28 mars. ET LA RÉVOLUTION 119 de Narbonne et de Talleyrand. Mais, d'avance, il avait été convenu que ce ministre serait entièrement dans sa main, qu'il ne pourrait rien faire seul et de lui-même et qu'il ne serait autre que le prête-nom de M. de Périgord. Ghauvelin n'avait pas eu à s'y tromper; même avait-il hésité, voyant qu'on lui donnait un grand titre en lui enlevant la réalité du pouvoir, à se rendre en Angleterre dans ces conditions subordonnées. Il s'y était résigné par discipline civile et par raison. Le 23 avril, Ghauvelin quitta Paris pour aller à son poste. Talleyrand ne se mit en route que peu de jours après; il tenait à emporter lui-même la missive importante, qu'il avait conseillé d'écrire la lettre du roi Louis XVI au roi Georges IIL Bien que Dumouriez se fût flatté d'ouvrir une négo- ciation d'un genre nouveau 1 et qu'il en attendît les meilleurs effets, ceux qu'il en avait chargé n'eurent point la partie facile. Gette seconde mission à Londres, telle que l'avait com- binée Talleyrand, pouvait écarter bien des obstacles et rompre le concert des souverains coalisés, au moment où il se formait. Elle n'en eut pas le succès. La Révolution française provoquait trop d'inquiétudes par sa marche précipitée, allait trop vite aux partis extrêmes. Son esprit de propagandisme élargissait trop violemment le cercle de la méfiance. Les hommes d'État anglais haussèrent le ton. On parvint malaisément à s'entendre. Et puis, comment construire sur un sol qui tremble? Gomment traiter avec un trône qui s'écroule? 1 Œ Je renvoie l'évêque d'Autuii à Londres avec le jeune Ghauvelin; les décrets m'y obligent. Ils iront fort bien ensemble. J'ouvre quelque négociation d'un genre nouveau. » Dumouriez, Lettre à Biron, Paris, 3 avril noa. J20 LE PRIXCF, DF TALLEYRANIJ Tandis qu'il s'appliquait à conjurer tant d'éléments rivaux, son zèle patriotique était fortement mis en suspicion. Des agents secrets rôdaient dans son ombre, interprétant à faux ses rapports avec les membres du gouvernement anglais, s'altachant à ses pas, sans qu'il en eût connaissance, notant et présentant sous de fâcheuses couleurs ses attaches personnelles avec des émigrés, captant tous les symptômes susceptibles de se retourner contre lui en sujets de défiance et chargeant d'insinuations perfides leurs rapports expédiés de Londres à Paris. Le fait de s'être mêlé à la Révolution n'avait pas empêché qu'il gardât en soi le fond inalié- nable des idées et des goûts aristocratiques. Il n'avait pas perdu le contact avec des gens de son monde tels que le comte de Vaudreuil et M""" de Flahaut qui n'était évidemment pas celui d^ Jacobins. On avait su, particulièrement, que sa mémoire d'ancien abbé de cour avait eu de brusques réveils à l'égard de la célèbre favorite, qui protégea ses premières ambitions. On l'avait vu chez M'"" Du Barry nouvellement arrivée à Londres, afin d'y suivre un procès qui l'occupait depuis plusieurs années, et dont la cause était le vol de ses diamants. Elle s'était installée avec la duchesse de Brancas, dans une maison garnie de Burton Street au Berkeley Square, que leur avait cédée M"'^ de La Suze. La duchesse de Mortemart, fille du duc de Brissac — un ami qui lui fut cher d'une amitié très intime 1 — l'y avait rejointe et c'était tout un foyer, à Burton Street, d'anciens familiers de la cour l'abbé de Saint-Phar, le comte de Breteuil, Ber- 1 Malheureusement pour elle, son dévouement aux intérêts de M. de Brissac et de M°= de Mortemart sa fille la ramènera bientôt en France, où l'auront précédée les dénonciations de Greive et de Blaehc, — de sinistres personnages obstinés à sa perte. TALLEYRAND KT LA REVOLUTION 1-21 Iniiul de MoUeville, la princesse d'Héniii y logeaient également. Alors âgée de près de quarante-sept ans, ayant conservé assez de traces de ses charmes 1 pour laisser concevoir l'ettet qu'avaient pu produire, à son aurore, la douce expression de ses yeux bleus bien ouverts, l'éclat de sa chevelure blonde, la joliesse de sa bouche et l'air de volupté, qui respirait en toute sa per- sonne, elle tenait salon de ci-devant seigneurs. On se rendait, volontiers, chez elle, où l'on jouait gros jeu, comme aux anciens jours. La société anglaise l'avait accueillie non seulement avec indulgence, mais avec une sorte de curiosité sympathique. Elle allait à Windsor pour être présentée à Georges III par le duc de Queensberry. L'aristocratie britannique s'était, en sa faveur, défaite de son habituelle sévérité. Enfin, elle fréquentait chez Narbonne, où l'amitié conduisait souvent Talleyrand. Ce genre de relations avait des inconvénients pour le bon renom d'un serviteur de la République; on les représentait comme des intelligences suspectes appelant les regards de l'inquisition policière. Le 16 octobre 1792, l'un de ses argus écrivait au ministre des Affaires étrangères Noël soutient, et je ne suis pas éloigné de le croire, que Reinhart considérait Chauvelin comme un homme léger et changeant dix fois de manière de voir dans peu de temps. Un fait positif est que le prélat dîne sou- vent avecNarbonne et Mathieu de Montmorency et soupe ensuite avec Chauvelin; ces messieurs se transvasent; c'est à nous à voir si nous avons encore à louvoyer. » 1 V. Souvenirs du marquis de Bouille, publiûs par M. de Kormaingaiit, t. II, 1908. 122 LF, PRINCK IK TALLKYUAND On l'accusait nettement d'intriguer à Londres, pour le compte du duc d'Orléans. A grand'peine avait-il obtenu de lord Grenville une note portant que le cabinet anglais se désintéresserait de ce qui se passait en France, pourvu que la France elle-même respectât les droits des puissances alliées de l'Angleterre. 11 y avait lieu de s'estimer satisfait d'avoir emporté cela, tout au moins si ce n'était pas l'alliance c'était la sécurité promise, pour les côtes françaises, qu'elles ne seraient point dévastées par la flotte britan- nique, tandis que les ennemis du continent inondaient la frontière. Le ministre, l'Assemblée, les journaux décernèrent des éloges mérités à la sagesse et à la dex- térité des négociateurs. Hélas! leur œuvre à peine com- mencée était déjà compromise et le succès espéré plus qu'à moitié perdu. Lorsque Talleyrand, ayant obtenu un congé de quinze jours, vint pour s'expliquer de vive voix avec le successeur de Dumouriez, Scipion de Cham- bonas, il tomba, dans Paris, en pleine fermentation populaire. Et c'était, en haut, l'anarchie gouvernemen- tale. Ghambonas avait cédé la place à Du Bouchage, qui la devait repasser à Sainte-Croix. Le Conseil cons- titutionnel du département de la Seine, dont Talley- rand fut un des membres, est tombé sous les coups des Jacobins. Il se sent lui-même suspect. On l'ap- pelle, maintenant, pour caractériser la couleur indécise de ses opinions le métis patriote ». Les gens de sa connaissance se gardent de lui comme d'une relation dangereuse. Le terrain se fait brûlant sous ses pieds. A Londres, l'émeute du 20 juin et la révolution du 10 août ont eu un retentissement énorme et fâcheux. Tout a été remis en question. Les violences de la Révolution française, à l'intérieur, TALLKYRAND ET LA RÉVOLUTION 123 rendaient la situation de ses agents, intenable à l'exté- rieur. De plus des afiiliations jacobines couvraient le sol britannique ne parlant de rien moins que de jeter bas William Pitt et de renverser la royauté anglaise. Tal- leyrand et Chauvelin durent se défaire de leur dernière illusion; ils annoncèrent à leurs amis politiques que la neutralité de l'Angleterre n'était plus à espérer et que, bien au contraire, son cabinet se mettrait à la tête de la coalition pour mener la guerre à outrance. Talleyrand ne se laissa pas surprendre, à Paris, par la Terreur. Au moment critique où s'embrasait l'at- mosphère, il s'était souvenu de l'homme qu'on appela le Mirabeau de la populace. Danton et lui, ils avaient été élus à peu de jours de distance, administrateurs du département de la Seine. Ils s'étaient plusieurs fois rencontrés, avaient échangé des idées et des vues, et Danton, tout à l'heure, lui redemandera des conseils sur des points de la politique étrangère. En considération de tous ces rappels à ses sympathies, ne lui rendrait- il pas un urgent service, ne lui délivrerait-il pas un passe-port, qui lui permît de repartir pour Londres? Danton ne résista pas à lui en faire la promesse 1. Il l'avait chargé de préparer la circulaire destinée à noti- fier et à faire accepter, s'il était possible, aux cabinet^ de l'Europe l'établissement du gouvernement provisoire. Talleyrand devrait, en outre, redoubler de démarches 1 Les ennemis de Danton n'oublieront pas de lui rappeler, devant le tribunal révolutionnaire, les visites fréquentes de l'évêque d'Autun, d'en tirer parti contre lui, avec tant d'autres imputations dont Saint-Justavait rempli son monstrueux rapport Malouct et l'évêque d'Autun étaient souvent chez toi tu les favorisas. » 124 LK l'RINCK ]K TALLKYRAND et d'efforts pour maintenir Ja neutralité anglaise. Il lriilait de s'y em[loyer. Mais il n'avait toujours point son passe-port. Le Conseil exécutif le lui avait d'abord refusé nettement et sèchement. La crainte et l'impa- tience, à la fois, le tenaient en fièvre, tant il avait hâte de se dérober au péril des factions en fureur. A chacun de ceux qu'il avait occasion de voir et dont le sort l'intéressait, il ne cessait de répéter Éloi- gnez-vous de Paris. » Lui, n'attendait que son papier, pour fuir aussitôt, sous un prétexte légal. Il pressait Danlon d'intervenir, de ne pas l'abandonner, de lui donner les moyens prompts de servir la France, — à distance et en sûreté. Il aurait tant à dire, tant à faire, là-bas, ne serait-ce que pour négocier l'établissement d'un système uniforme de poids et mesures! Il mul- tipliait ses démarches, au ministère de la Justice; et c'est à l'occasion d'une de celles-là que Barère prit en note, pour ses mémoires, qu'il avait rencontré, le 31 août, à 11 heures du soir, place Vendôme, M. l'é- vêque ïalleyrand en culotte de peau, avec des bottes, un chapeau rond, un petit frac et une petite queue, — et tout prêt à sauter dans une chaise de poste. Enfin, il eut, le 7 septembre, le précieux laisser-passer et n'attendit pas une minute de plus à le mettre en usage. Un passeport... Rien n'était moins commode à obtenir, en ces jours de suspicion universelle, que ces permis de circulation hors des frontières, que ce droit de changer de place et de pays, selon le besoin qu'on en avait. Le 28 juillet 1792, l'Assemblée décrétera qu'aucun passeport pour sortir du royaume ne sera distribué aux citoyens français, sauf à ceux ayant une mission du gouvernement, aux négociants et aux gens de mer. Un peu plus tôt, un peu plus TALLEYRAND KT LA RÉVOLUTION 1-23 tard, Talleyrand eût émigré, quoiqu'il se soit défendu d'en avoir eu le dessein; mais il avait agi d'adresse et trouvé la manière heureuse de quitter la France, en mandataire du gouvernement. Bien mieux il s'était fait donner des ordres positifs pour ce départ. Il était temps, en vérité, qu'il touchât au port d'asile. Les ci-devant évêques n'étaient pas plus en odeur de vertu, dans les jacobinières, que les ci-devant seigneurs. Or, il était des uns et des autres. Le voyons-nous bien ce patricien, se rencontrant avec des hommes de l'espèce d'Hébert, qui jugeait les porteurs d'eau de Paris trop aristocrates! S'il fût demeuré, quelques jours de plus, on l'eût enveloppé, sans aucun doute, dans la destruc- tion des constitutionnels, qui commencèrent bientôt à tomber sous la hache des Jacobins. Tout habile qu'il pût être il n'eût pas échappé à la loi des suspects », qui retenait dans ses mailles un chacun et tout le monde, à volonté, sur la foi d'une dénonciation. De fait le rôle diplomatique de Talleyrand avait pris fin, au 10 août, malgré qu'il eût marqué le désir sin- cère de la continuer 1. Il ne lui restait plus à entre- tenir dans la capitale de l'Angleterre que des intérêts €t des relations de société. Les maisons du marquis de Hastings, le fameux gouverneur général des Indes, de l'illustre philosophe Pries tley, de George Gan- iiing, de Samuel Romilly, de Bentham, de Gharles Fox, furent de celles où, pendant l'effroyable année 1793, des sympathies supérieures s'attachèrent à lui rendre agréable le séjour de Londres. Son couvert /l Cf. DuMOxNT, Souvenirs sur Mirabeau. 12G Li; l'KINCK IK TALLKYHAND était souvent mis chez le marquis de Lansdowne, l'ancien principal secrétaire d'Etat hostile à la poli- tique de Pitt, ami de la France, sinon de la Révolu- tion, et dont l'intelligence élevée, la conversation vive et abondante le consolaient de n'entendre plus causer, à Paris. Le marquis de Lansdowne avait cette délicate attention de l'avertir, chaque fois que se trouvait chez lui quelque personnage distingué, dont la connaissance était susceptible d'intéresser Talleyrand. Encore dînait-il chez Stone, à Hackney. Tji poète de grande fortune et de beaucoup de talent — deux qualités qui vont rare- ment ensemble — Samuel Rogers se souvint de s'être rencontré à la talle de ce dernier avec Fox, Sheridan, M"'^ de Genlis et Talleyrand. On goûtait infiniment, en société, Charles Fox, parce qu'il joignait à la supériorité de l'esprit, à la généreuse passion du bien, le charme du naturel, et, comme l'exprimait Grattan, une gran- deur négligente. Ce soir-là, il se mêlait peu à la conversation, mais s'occupait beaucou] d'un enfant, qui était là, son tils naturel et le portrait vivant du père; il l'enveloppait d'un regard baigné de ten- dresse, mais ne s'entretenait avec lui que par signes. N'est-ce pas étrange, fit observer Tallevrand à Samuel Rogers, de dîner avec le plus grand orateur de l'Eu- rope et de le voir parler exclusivement avec ses doigts ! » Le révérend Sydney Smith 1, qu'on a surnommé le [l] Ce révérend Sydney Smilli, dont nous rappelons les passagères relations avec Talleyrnnd — iu"il tâcha de rafraîchir, lors de son pas- sage à Paris, en 1826, — ne fut pas toujours des mieux disposés à son sujet. 11 voulait bien confessci' que M. de Périgord avait de l'esprit et que plu- sieurs de ses mots ont soutenu la pierre de touche du temps. Cependant, il entendait en avoir lui-même un peu davantage. 11 était assez fréquent que l'arrivée de Talleyrand, dans un salon anglais, fût le signal de son départ à lui; et, se fondant avec beaucoup d'exagération sur une manière de dire, du diplomate, une élocution qui n'était pas toujours très claire,. TALLEYUAiM LA RÉVOLUTION 127 Talleyrand des essayistes et des membres du clergé anglais, avait connu aussi, dans la môme année, le cé- lèljre diplomate. C'est ainsi qu'il avait pu se rendre compte, un jour, du peu d'illusions que l'évêque d'Autun nourrissait en son àme sur la moralité ecclésiastique. En sa présence Sydney Smith se jouait de propos humoristiques avec son frère Bobus, qui commençait alors sa carrière d'avocat — Souvenez-vous, Bobus, lui disait-il, que, lorsque vous serez lord chancelier, vous me confierez un des meilleurs bénéfices, à votre nomination. — Oui, mon ami, répondit l'autre; mais d'abord je vous ferai connaître toutes les bassesses dont les prêtres sont capables. » A ces mots, levant les mains et les yeux au ciel, Talleyrand s'était écrié Mais quelle latitude énorme! » Ainsi passait-d le temps, à Londres, en la terrible année 1793. Dans l'intervalle il avait réalisé un agréable voyage dans le comté de Surrey, à Mickleham, où il avait eu la joie de retrouver toute une colonie d'émi- grés, de son monde et de sa compagnie. M"*" de Staël, arrivée de France, venait de s'y installer, dans une propriété vaste et belle, dont le maître M. Locke, riche, accueillant, lui avait otïért la jouissance pour elle et ceux qui lui étaient chers. Narbonne et son ami d'Ar- au moins pour des oreilles étrangères, il tenait, là-dessus, un soir, cet étrange propos à lord HoUand En vérité, mon cher Holland, n'est-ce pas un abus de termes d'appeler des paroles ce qu'interjetait Tallejrand? Il n'avait ni dents, ni, je crois, un palais dans la bouche, point d'amygdales, point de larynx, point de tra- diée, point d'épiglotte, rien. » Evidemment le révérend avait mal écouté, Talleyrand, ayant, au con- traire, quand il voulait qu'on l'entendit, la voix grave et profonde. A cette bizarre opinion, nous opposerons le mot de M™» de Staél, qui passa tou- jours pour s'y connaître Si la conversation de M. de Talleyrand pou- vait s'acheter, je m'y ruinerais. » 128 Lv. l'i'.iNCK iK tali,iyrand blay, Mathieu » de Staël, le Directoire et Barras. — Démarches successives de M'"^ Staël auprès du jeune Directeur », pour obtenir de son influence la nomination de Talleyrand au ministère des Relations extérieures. — Triple et différente version d'un même fait. — Selon Barras; suivant Talleyrand ; d'après M"' de Staël; le vrai de l'histoire. — Talleyrand ministre du Directoire; son rôle, moins indépendant qu'il l'eût voulu ; ses vues personnelles, ses desseins de pacification générale de l'Europe, et comment il fut empêché de les faire aboutir. — De premiers rapports avec Bonaparte; la fête donnée à l'hôtel Galliffet, en l'honneur du signataire du traité de Campo-Formio. — Un détail saillant de celte fête célèbre. — Les lendemains politiques. — Origines de la campagne d'Egypte. — Initiative et complicité de Talleyrand; son entente secrète avec Bonaparte. — Une entrevue matinale, avant le départ en Egypte. — Rentrée de Talleyrand dans ses bureaux. — Les loisirs du ministre. — Des fréquentations nécessaires dans le monde directorial. — Au Luxembourg. — En la Chaumière » de M"" Tallien. — Rue Chante- reine, en l'hôtel de Joséphine. — Chez les dames constitutionnelles ». — Par quelle suite de circonstances Talleyrand, ayant cessé d'être mi- nistre, se mit en œuvre pour le redevenir, au service d'un nouveau pouvoir. — Retour opportun de Bonaparte. — Les intrigues pré- liminaires du coup d'État. — Renversement du Directoire; avènement de Bonaparte; la part qu'y avait prise Talleyrand et ce qu'il en pen- sait, au fond de l'àme. Avant d'y reprendre pied, il dut s'apercevoir que bien du changement s'était opéré dans la société fran- çaise, depuis qu'il avait quitté Paris pour l'Angleterre et l'Angleterre pour l'Amérique. Telle et plus forte 154 LE l'RINCK 1>K sera la surprise de l'arrière-ban des émigrés de 181'j, lorsque, au retour d'un si long pèlerinage, ils auront l'ébahissement de ne retrouver jtlus rien en place, ni les gens ni les choses. Si enclin qu'il lïil, par nature et jar raisonnement, à ne s'étonner jamais, le spectacle était fait pour déroulei* d'abord son regard et sa pensée. Toule bonne comagniL* avait-elle disparu, d'un seul cou}», comme par l'elVet d'un soudain et unique naufrage? Le revenant d'Amé- rique avait pu se j>oser cette question, les épaves qui en surnageaient étanl si loin »erdues, si rares! Des renversements inouïs de conditions avaient porté au comble de la richesse les gens les moins aptes à s'en servir. Était-ce [Xssible? Des princesses de la finance, sortant on ne savait d'où, se llatlaient d'avoir à leur ser- vice des duchesses à tabouret. La bascule de la hausse et de la baisse avait improvisé, du jour au lendemain, de monstrueuses fortunes. Tout une plèbe dorée, sur- venue sans crier gare, projetait les éclaboussures de son luxe comme un outrage violent à la misère commune. C'était un pôle- mêle, un chaos sans nom des individus, des situations, des rangs... De pareils mélanges, des heurts aussi incommodes, des coudoie- ments journaliers avec de telles parvenues sautées des halles sous les lambris dorés », c'était pour mar- tyriser un goût délicat autant que le sien. Sans doute, mais devait- il user les heures à soupirer sur ce qui n'était plus? Puisque le train de Texistence sociale était celui-là. maintenant; puisque Barras était le maître et sa maî- tresse M"'^ Tallien Tidole; que M"" Lange 1 régnait en ili C'était le bon temps de sa cai riéro d'artiste bientôt close, quand tout Paris raffolait d'elle, quand les bouqiiets et les offres s'amoncelaient à sa LA SOCIÉTÉ sors hV. D I RKCTOI H F. ISo second sur les mœurs et les modes ; que M'"* de Bussy, Hamelin, de Vaulendon étaient, après celles-là, les grandes dames du moment ; que les salons du nouveau genre ouvraient leurs portes sur la rue; qu'on ne se visi- tait plus dans les palais royaux dans les vieilles demeures aristocratiques, mais au Ranelagh, chez les glaciers, ou sous les bosquets d'Idalie; puisque, aussi bien, toutes ces choses étaient précaires et provisoires ; que la Révo- lution s'émiettait par morceaux, qu'elle s'en allait à la dérive et qu'il y aurait du nouveau, sans beaucoup tarder Talleyrand considéra que c'était affaire à lui de s'en arranger du moins mal, de prendre le temps comme il venait, d'en tirer le meilleur parti possible, de s'en contenter, entin, jusqu'à ce que la vraie distinc- tion voulût bien reprendre sa place dans le monde. Les trente mois passés en Amérique lui avaient été profitables en considérations sérieuses, "en études sociales et méditations instructives. Par contre avaient pâti, dans l'exil, les cotés légers de son existence. Force lui avait été de réfréner sous ce vertueux climat de parti- culières curiosités et de certains entraînements chers à sa faiblesse tout humaine. L'évèque » rapportait d'outre-mer comme un arriéré de désirs insatisfaits. Sous ce rapport, il arrivait à propos. Les mœurs avaient un délibéré extraordinaire... Les viveurs du Directoire et les citoyennes de l'an IV liaient partie si aisément! De religion, il n'en restait guère, sauf le souvenir d'un état ar les amis de la bonne chère; car, la boisson chinoise stimulatrice des fins pro- pos y arrosait des repas très substantiels, où la frian- dise n'arrivait qu'à la fin. Terezia Tallien, la belle Hamelin, l'intéressante Élise Moranges ce trio s'otl'rait souvent à sa vue, dans les cercles où la mauvaise éducation du jour l'obligeait à fréquenter. Elles étaient fort goûtées, assurément. Aussitôt qu'elles avaient pris place, accouraient, flat- teurs, complaisants, animés de mille intentions ai- mables, ceux qu'on appelait leurs écuyers, pour ne dire pas leurs soupirants. Nommer la première, l'ex-Thérèse Cabarus, l'ex- madame de Fontenay, la future princesse de Ghimay, à présent la citoyenne Tallien, c'est prononcer ce nom que tout Paris répète, sur la promenade, aux tables de thé, dans les réunions et les journaux. Sans doute, les femmes de Feydeau voudraient bien rabaisser la per- fection des lignes de son corps, de ses bras, de ses épaules. Les libellistes du même bord aihchent, autant qu'ils le peuvent, les nouvelles changeantes de son alcôve, ses intrigues sur mille points entamées, ses ca- prices d'un jour ou d'une nuit, coupés de vagues retours à la foi conjugale, et l'impudeur de sa bruyante liai- LA SOCIÉTÉ SOIS LK Jl l KCTOI I? K 139 son avec Barras. Les jalousies, les médisances naissent, se renouvellent, tombent et meurent à ses pieds, — ses pieds nus cerclés de carlins d'or. Que lui importe! Elle n'est plus la Terezia, la femme du conventionnel, que Bordeaux avait vue debout sur un char, le bonnet rouge sur la tête, une pique à la main. Se souvient- elle seulement de ces tristes emblèmes, quand elle voit sur la peau mate de sa gorge ruisseler les dia- mants en cascade? Elle règne. Elle est bien la Cléo- pàtre de la république directoriale. Elle est bien, comme on l'appelle encore, la fée du Luxembourg, de son sceptre léger dispensant les grâces désirées et gouvernant les roitelets, qui pensent gouverner Paris et la France. Lui disputer une part de cette souveraineté de mode i' d'iniluence, c'est la chère ambition de sa rivale Caroline Hamelin. Sensible comme une créole 1, sen- timentale, à ses moments perdus et avec une vivacité qui la surprend elle-même, romanesque par boutades, inlrigante par goût, il ne lui suttit point d'être le charme de tous les yeus. avec ses grâces de danseuse, sa tournure enchanteresse, son minois provocant et ses dents menues auxquelles seraient permises, pour leur blancheur et leur finesse, toutes les gourmandises imaginables. Elle en attend davantage. Ce n'est que la monnaie du rôle qu'elle aspire à jouer. Son entourage à lui seul en dénoncerait les signes très évidents elle ne se plaît qu'auprès des hommes en situation. Sa conte- nance n'est pas toujours sûre dans les coulisses de la politique. On dit que si elle prête une oreille attentive 1 Une créole de couleur, originaire de Saint-Domingue, un reste de la mulâtresse se mêlait à ses i.'râces lascives. IGO LK PRINCI- lK TALLKYIIAMJ aux uns, c'est à dessein de renseigner secrètement les autres par amour ou par intérêt. Elle a, pourtant, des visiteurs empressés et considérajjles, comme le finan- cier Ouvrard, comme Chateaubriand môme, grand défenseur du trône et de l'autel... Et Talleyrand eût regretté de ne pas en être. Quant à Élise Moranges, la moindre en importance de ces trois merveilleuses », il l'avait rencontrée, autrefois, dans un moment propice où son cœur était libre, mais il avait manqué l'occasion rare. Des regrets lui en reviennent, lorsqu'il la considère si parée, si pimpante et de propos si engageante. D'agréables minutes lui furent acquises en ces réu- nions », les soirs où, de sa place, commodément assis, il contemplait les évolutions de la belle Hamelin dansant la gavotte, s'il n'était pas chez M""" Tallien, voisinant à table entre la sensible Élise Moranges et la décevante Juliette Bernard, — la plus virginale des coquettes, an- géliquement élevée au couvent du Précieux Sang et mariée, pour la forme, au banquier Récamier, en la fleur de ses dix-sept ans. A des heures plus tardives, la causerie réclamait ses droits dans le coin des hommes d'esprit. Montrond, le Luttrel de Paris, comme l'appela Sydney Smith, lançait un sarcasme, Dorinville glissait un madrigal, Narbonne une pointe hardie, Talleyrand une insinuation pleine de sens ou l'imprévu d'une riposte. On faisait, un instant, silence pour entendre Garât, l'enfant gâté du succès chantant les couplets en vogue satiriques ou frivoles. Puis, les propos repre- naient plus alerles, plus audacieux surtout entre les couples plus rapprochés. Lors, Talleyrand avait de quarante-deux à quarante- trois ans, — la figure froide, les yeux inanimés, la LA SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRE 161 parole aisée ou rare, selon qu'il lui plaisait de s'en servir, mais, dans ce mélange ambigu, un air parfait de distinction, un port plein de dignité, un singulier attrait. L'atteinte des années lui avait été indulgente et légère. Pas une ride en formation ne sillonnait son visage frais et arrondi. Ses yeux d'un gris bleu nuancé avaient gardé toute leur vivacité pénétrante. Des personnes non suspectes de complaisance à son égard allaient jusqu'à louanger sa démarche traînante, son pied boiteux lui donnant, selon ce qu'elles pensaient y voir, quelque chose de plus grave, de plus accentué. Il portait, à la manière de certains merveilleux du temps, dont il avait fait ses compagnons, ses amis, tels que Montrond et André d'Ar- belles, le costume fantaisiste du Directoire. On le jugeait fort à son avantage, l'ancien abbé Maurice, avec la per- ruque poudrée, la cravate haute, les boucles d'oreilles, l'habit et la culotte courte de 17S7. En ces milieux sans gravité il révélait un art de faire la cour et des manières d'ancien régime, que n'avaient pas appris, à pareille école, les galants de la Révolution. Les belles souriaient à l'expression caractéristique de sa physionomie, mêlée de noncha- lance et de malignité, à cet air d'autrefois, que lui don- nait une tète élégante et fine, parfumée, poudrée, à ce qu'avait de hardi, d'impertinent et d'engageant à la fois sa conversation. Que dis-je! Il y réussissait, parfois, plus qu'il ne l'aurait souhaité. Des aventures se jetaient à sa tête, qu'il n'avait pas cherchées, des succès qu'il ne tenait pas à poursuivre, encore moins à conserver. Un soir, en sortant d'un salon, qui était peut-être celui de M"'' de Staël, la femme d'un fournisseur des armées, une M'"'' Dumoulin, encore sous le charme, s'était écriée qu'elle ne saurait rien refuser à un homme 11 102 I^K PI'.INCK IK TALLKYRANb aussi séduisant et cela sans qu'il eût besoin de l'en sol- liciter beaucoup, iéuéreuse, elle fit comme elle l'avait dit; mais la reconnaissance en fut courte, si nous en prenons pour mesure un uiot du berger à la bergère. 11 recevait chez lui I . L'assistance était belle et choisie, comme à l'accoutumée. Garât venait de chanter avec tout le feu dont il était capable l'une des romances en AOgue. Les femmes en avaient les cils mouillés, et la Dumoulin plus qu'aucune autre se pâmait d'un voluptueux atten- drissement. Arrêtant de la main le maître de la mai- son, qui passait entre les groupes Mon vieil ami, soupira-t-elle, quel chanteur que ce Garât ! » L'épithète parut familière à Talleyrand Votre vieil ami, soit, mais votre jeune adorateur; car, nos sentiments, je crois, n'ont pas dépassé la huitaine. » Il avait répondu mezza voce ; cependant, Narbonne et Montrond l'entendirent, et ce fut assez pour que tout le monde en fût instruit le lendemain. De cercles choisis il n'en subsistait guère; encore se connaissait -on des maisons ouvertes au plaisir de se retrouver entre soi et de causer. Elle n'élait pas entiè- rement perdue cette tleur de politesse, dont on pleurait l'absence. Aussi bien un peu d'ordre commençait à se refaire dans la cohue des classes. Ghacun tendait à 3' reprendre sa place. 11 était visible que M"'*' Angot ne tenait plus le haut du pavé. Une certaine reprise de luxe mieux ordonné faisait présager des transformations prochaines. Des égarées de l'ancienne aristocratie un peu déchues, un peu compromises pour cause d'aven- tures liées avec des Jacobins, parce qu'elles n'avaient pu s'y soustraire, parce qu'il leur avait fallu sauver Il Ce fut pendant son ministère. LA SOCIÉTÉ SOUS LK DIUECTOIHK 1'.3 leur tête et vivre, mais ayant gardé les qualités de leur éducation, la grâce, l'élégance, traversent les réceptions cju Luxembourg; elles y ont apporté la dis- tinction et la tenue. Le Directoire, en un mot, se raffine sans cesser d'être ce qu'il fut, d'un point à l'autre de sa brève et étrange destinée une époque bénie pour les femmes. Elles n'ont pas quitté le premier plan de la scène. Jamais, sinon du temps de la Fronde, elles ne disposèrent d'une telle et si manifeste influence. Elles avaient raison d'en user et même d'en abuser. Car, le temps était proche où la volonté d'un soldat de fortune supprimerait d'un geste brusque cet aimable état de choses. En attendant, elles respiraient, elles vi- vaient sous un régime de tolérance, où le charme de leur voix séduisait les puissants... étonnés de l'être. C'est par elles qu'on espère acquérir des places, des comman- dements, des parts de bénéfices. C'est à elles que les émigrés font parvenir leurs demandes de radiation sur les listes ou de restitution d'une partie de leurs patri- moines. Tant de négociations et d'affaires les mettent en mouvement que le meilleur de leur temps s'y dépense, qu'elles en gardent juste assez pour la toi- lette et les amours. Qu'on se fasse écouter de Joséphine, dont Barras fut un des fournisseurs généreux de vivres et d'argent, quand elle coulait les jours en sa maison de campagne de Croissy, ou qu'on passe par le bou- doir de la belle thermidorienne Terezia Cabarrus, c'est le plus sur chemin à prendre pour qu'il vous soil fait grâce ou justice. Barras, qui les eut à son vouloir toutes les deux, jusqu'à ce qu'il eût repassé celle- ci, la plus belle et la plus coûteuse, au hnancier Ou- vrard sous la réserve de retours facultatifs et qu'il eût poussé celle-là, la moins passionnée et la plus élour- 164 LE PRINCK DE TALEE YRAND die, entre les bras du général Bonaparte, Barras eut beaucoup de requêtes à entendre de la première et de la seconde, pour elles et leurs amis. Les obligeantes sol- liciteuses furent légion, au petit lever du Directeur. Hardi, tapageur, sans mœurs, un peu souteneur », vénal et prodigue, mercenaire, quelquefois, en ses pro- tections, au reste foncièrement bon, insouciant jusqu'à l'imprudence dans le placement de ses attentions, serviable autant qu'il le pouvait être, complaisant à remettre en selle les gens tombés par maladresse ou par disgrâce, et connu des unes et des autres comme étant tout cela, il en était journellement assailli. Il y ré- sistait mal, soit qu'il cédât à l'attrait d'un désir fémi- nin s'exprimant avec vivacité, soit qu'il caressât l'espoir que la douceur de la récompense ne serait pas en reste sur le prix du service rendu. A l'intercession d'une ancienne religieuse, M""^ de Chastenay, il accordera la nomination de Real en qualité de commissaire du gou- vernement pour le département de la Seine. A la grâce priante de Joséphine de Beauharnais il donnera ce retour de satisfaction l'imprudent ! d'appeler Bonaparte au commandement de l'armée d'Italie. Aux chaleu- reuses instances de M""*" de Staël il rendra cette justice de remettre entre les mains de ïalleyrand le portefeuille des Aflaires étrangères. Car, il fut dans la destinée de Barras de grandir et d'élever contre lui-même ces bour- reaux d'ambition Bonaparte et Talleyrand, qui s'uni- ront pour le renverser. * * Depuis qu'il était rentré en France, l'ancien évêque d'Autun n'avait pas consommé son temps et ses soins en pure perte, ayant su les faire concourir à l'agré- LA SOCIÉTÉ SOUS LK DIRECTOIRF 1G5 ment de sa vie; mais la manière sans gloire et sans autorité dont il s'y était dépensé, — sauf des intervalles d'élucubralions sérieuses, en vue de l'Académie des Sciences morales, qui lui avait ouvert ses portes, — n'était pas de nature à rassasier une intelligence comme la sienne, éprise à la fois d'épicurisme voluptueux et de puissance. Ses talents, son amour des grandes affaires et ses besoins d'argent languissaient dans l'attente, M""" de Staël, qui n'était jamais en repos sur le bien qu'elle pouvait procurer à ses amis, eut l'impatience généreuse de hâter l'occasion. Comme nous le savons et l'avons dit, elle avait contribué par d'activés démarches à l'obtention de son rappel en France. Désireuse, main- tenant, que les éminentes qualités de Talleyrand fussent haussées à une situation digne de lui, elle se mit en campagne afin de leur en faciliter les voies. Telle était bien l'intention précise qui, dans la seconde semaine de juillet 1797, l'avait portée chez le général Barras. Mais, en passant, nous venons de souligner un point d'importance en la vie politique de M™* de Staël et qu'il convient de rappeler ici la fille de Necker n'avait d'ami que Barras dans le gouvernement des Cinq, presque aussi dépourvu de bonnes intentions à son égard que l'avait été le Comité des Douze. Elle revenait tout fraîchement de l'exil où l'avait envoyée le Directoire pour y méditer à son aise sur l'influence des passions 1. Ses infortunes — que ^1 Nous voulons parler de l'ouvrage célèbre dont elle avait alors l'es- prit et la plume occupés De Vinfluence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Elle avait fondé beaucoup d'espoir sur ce livre pour fléchir les rigueurs du Directoire. C'était, à son dire, le testament de sa pensée; elle le léguait à la postérité, afin qu'il y portât son nom. Je veux lâcher de l'avoir faitavant trenteans, pour mourir, à cet âge, connue et regrettée. » Le 20 août 1196, elle on avait annoncé l'envoi prochain à 406 LE PRINCE DE TALLEYHANb Napoléon entretiendra, f»endant quinze années, avec un acharnemeni inouï — dataient môme d'un peu plus haut. La Convention s'étail occuiée d'elle et de ses allées et venues en faveur des émigrés, de manière à lui faire comprendre que le séjour de Paris lui serait une résidence malsaine. A la suite d'une attaque fu- rieuse dirigée contre elle, en pleine Assendlée, par le député Legendre, puis d'un ordre formel de quitter le territoire français, que les protestations de l'ambas- sadeur de Suède, son mari, avait pu faire rapporter du Comité de Salut public, sans en rendre la menace moins imminente, elle avait dû se résigner au déjtart. Dès la constitution du régime nouveau, elle s'était attendue à regagner son hôtel de la rue de Grenelle avec les honneurs de la guerre. Mais un certain ministre de la Police générale, que tourmentait un zèle étrange et qui, jour et nuit, eût inventé des conspirations pour la seule joie d'avoir à les dénoncer, Cochon de Lapparent, s'était trouvé là comme à dessein de lui en enlever aussitôt l'illusion. D'accord avec un jurisconsulte retorsautant que lui-même — Merlin de Douai, c'était tout dire — l'un de ses premiers soucis avait été de lui faire interdire le sol de France, en arguant de sa qualité d'étrangère. Et comme elle s'était indignée, révoltée, contre cette clause injuste, comme on avait appris qu'elle s'agitait beaucoup et parlait de passer la frontière, comme il avait été déclaré que sa résidence de Goppet était une véritable agence d'informations au service des ennemis du Direc- toire, la baronne de Staël, fiUo JVecker, avait été prévenue qu'un décret d'arrestation était suspendu sur sa tètel. Roederer, dans les termes suivants i Vous recevrez sous peu un ouvrage de moi pour lequel je vous demande votre appui. » ^1 22 avril 179G 3 floréal an IV. » Le Directoire exécutif, informé que LA SOCIÉTÉ SOUS 107 De plus on avait lancé contre elle un agent secret — l'agent Rousselet, dont la mission d'espionnage fut vaine, d'ailleurs, — à charge de s'assurer de ses ]>apiers et, au besoin, de sa personne 1. Enfin, elle avait pris sur elle de se tenir au calme, de se montrer plus circons- pecte, tout en n'arrêtant point ses actives démarches afin qu'on lui permît de rentrer en France. Et les surveil- lances policières s'étaient relâchées et ce qu'elle désirait tant lui avait été accordé. Elle avait pu reprendre, à Paris, son gouvernement mondain, rappeler ses fidèles, et goûter, à nouveau, dans la compagnie de son cher Benjamin Constant, dont l'absence et des projets de ma- riage TaAaient rendue inquiète, la douceur d'aimer et de vivre ». C'était aux alentours du 29 janvier 1797. Ce 10 pluviôse an V, elle avait écrit d'une ]lume encore fiévreuse à Roederer M. de Talleyrand vous amènera et vous verrez ce qu'on appelle une exilée. La persécution est, au reste, si commune en tem[»s de révolution, qu'il ne reste que la peine et pas du tout l'honneur. » Elle s'était rejetée, naturellement, avec sa turbulence la baronne de Staël, préviMuie d'être en correspundanre avec des émigrés et des conspirateurs et les plus grands ennemis de la République et d'avoir participé à toutes les trames, qui ont lumpromis la tranquillité de l'Etat, est sur le point de rentrer en France, pour continner d'v fomenter i\r nouveaux troubles, décrète que la baronne sera arrêtée si elle franchit la frontière et conduite par-devant le ministre de la Police générale, qui l'interrogera et transmettra son rapport au Directoire. Le présent arrêté ne sera pas imprimé. » Archives nationales, F > il II s'en était fallu de peu qu'elle ne tournât fort mal pour l'ex-ambas- sadrice, si l'on en juge par cette lettre écrite sous le coup de la plus vive émotion Que je suis lasse! J'en réchappe cVune belle! Je ressemble à nos Mes- sieurs du Direrloire. Mes chevaux ont couru plus qu'à l'ordinaire. J'ai eu peur. Quoi qu'il en soit, me voilà, et vous, que nous direz-vous de nou- veau? » Archives natiomios, AF. 111. 351. 108 LK 1>R1NCK I»F- TALLKYRAM habituelle, sa fougue et sa passion de nature, dans la mêlée des partis. On n'avait ias rapporté l'arrêté du l> floréal la visant à litre d'étrangère. C'était encore une vague menace tenue en l'air. Elle pou- vait en garder de l'inquiétude. Mais elle se sentait plus protégée, maintenant qu'elle était une amie de Barras ou se croyait telle; et c'est dans le cabinet de Barras que nous l'avons laissée, tout à l'heure, plai- dant la cause des premières ambitions ministérielles de Talleyrand. Elle y dépensait beaucoup de feu, l'ardente M""" de Staël; cependant elle ne parvenait pas à enfoncer les traits de la conviction dans l'esprit de celui qui l'écoutait. Ici s'interjette, avec ses inexactitudes flagrantes, avec ses retours de colère et de ressentiment tardit contre l'un des fauteurs du 18 brumaire, la version qu'a présentée Barras des successives démarches tentées auprès de lui par M™^ de Staël, et qui nous la montre s'évertuant de discours en faveur de Talleyrand, soit au nom de son amitié personnelle, soit pour le bien espéré de son parti. Tout à l'heure aura son tour l'exposition très raccourcie et bien différente de Talleyrand lui-même. L'éloquente M""" de Staël poursuit son plaidoyer, oubliant qu'elle n'est pas en odeur de sainteté dans le cénacle et que de fortes préventions sont armées contre elle et contre son protégé. La situation de Talleyrand, dit-elle, est difficile autant au matériel qu'au moral. Il serait de justice et de nécessité qu'une fonction publique vînt le tirer d'embarras et lui permettre, en même temps, de servir les intérêts de la République et de vivre. Barras entend bien, mais résiste. Un secret pressentiment l'avertit qu'il ne lui arrivera rien de bon à mettre sur son chemin ce débarqué >^, comme il •LA SOCIÉTÉ SOUS LE DIRKCTOIRK 169 l'appelle en ses prolixes mémoires, — un étrange pêle- mêle d'imaginations extravagantes, de rancunes et de vérités. Quoique Talleyrand n'eût pas ménagé les pro- testations d'attachement à Barras, qu'il eût envoyé, en première ambassade, Benjamin Constant, animé d'un double zèle, qu'il eût mis en avant des relations directes et indirectes, pour en renforcer les moyens, et qu'après s'être servi des hommes il eût employé sa dernière réserve, qui était de faire marcher les femmes, on se défiait de lui, non sans raison, au Directoire. Depuis qu'il avait fondé le Cercle constitutionnel, on le soup- çonnait de mille brigues et manœuvres, caressant, là, chacun selon ses tendances, de manière à se faire de tous des alliés, rappelant au groupe des amis de M""^ de Staël qu'il était resté l'homme de 1789, l'ami des Necker et des Mirabeau; jurant de ses sympathies pour la Gironde aux girondins, remémorant aux dantonistes qu'il devait à Danton sa, mission en Angleterre et la vie même; enfin gardant des complaisances discrètes à l'égard des jacobins plus ou moins convertis. Cependant, M""" de Staël, aussi persévérante [ue pres- sante en ses désirs, est retournée à la charge; elle ne lâchera prise que Barras ne l'ait assurée de recevoir Talleyrand. Youlez-vous, ce soir, à 9 heures? » demande-t-elle, sans perdre une minute. Le ren- dez-vous aura lieu. A l'instant fixé, Talleyrand s'an- nonce; il pénètre, sur les pas de M'"^ rotos, avec sa chaleur d'àme accoutumée. Et Barras alors très menacé on intriguait contre lui, on parlait de Tairêter estima prudent de faire entrer son nouvel ami dans la prochaine combinaison ministérielle pour en recueillir, on sait quoi des satisfactions mo- mentanées et courtes, d'amères déceptions plus tard. Enfin nous aimons à penser que ses collègues vou- lurent bien faire entrer dans les raisons de leur choix des considérations comme celles-ci que ïalleyrand avait de nombreuses et utiles relations en Europe qu'il lui fut donné par ses rapports suivis avec des hommes, comme Choiseul et Yergennes, de pénétrer les mys- tères de l'ancienne diplomatie ; et que nul, en France, ne possédait une vue plus juste et plus sûre de celle jue réclamait, dans une situation européenne aussi troublée, ce qu'on l'a toujours trouvé depuis, un négociateur l'ort habile. Les amis de la liberté souhaitaient que le Directoire s'affermît par des mesures constilutionnelles et qu'il choisît, dans ce but, des ministres en état de soutenir le gouvernement. .M. do Talleyrand semblait, alors, le meilleur choix jiossible pour le département des affaires étrangères, puisqu'il vou- lait bien l'accepter. Je le servis efficacement, à cet égard, en le faisant pré- senter à Barras par un de mes amis, et en le faisant recommander avec force. M. de Talleyrand avait besoin qu'on l'aidât puur arriver au pou- voir ; mais il se passait ensuite très bien des autres pour s'y maintenir. Sa nomination est la seule part que j'aie eue dans la crise, qui a précédé le 18 fructidor, et je croyais ainsi la prévenir; car, on pouvait espérer que l'esprit de M. de Talleyrand amènerait une conciliation entre les deux partis. » M"" de Staël, Considérations sur la Révolution.; LA SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRK 1*75 le nouvel ordre de choses, sorti de la grande mutation nationale de i7S0 1. Dès le jour de sa nomination, il écrivit à M'" de Staël la lettre suivante, où ne se découvre qu'à demi sa joie réelle de l'avoir apprise Me voilà donc encore ministre. J'ai des raisons de position pour en éU'e bien aise, des raisons de caractère pour en être fâché; c'est fort loin d'être un plaisir complet. J'irai vous voir, ce soir. Je vous remercie de l'extrait que vous m'avez envoyé. » Talleyrand se rendit, le lendemain, au Luxembourg, pour y remercier Barras; et, le 28 novembre, il prit la succession de Charles Delacroix aux Atîaires exté- rieures. On l'avait fait ministre par la grâce d'un accord sou- dain. 11 s'était rendu ministériel d'emblée. Il avait aus- sitôt revêtu le caractère et les dehors de ses fonctions, comme pour suppléer par son autorité propre au man- que d'espace et d'initiative où le comprimaient les suscep- tibilités jalouses des gouvernants. Dès lors Talleyrand en imposait par une dignité naturelle et simple, inhé- rente à l'air de sa personne, à tout son maintien, et qui respirait jusque dans ses façons d'être insouciantes et détachées. Tout en laissant envahir son cabinet d'au- dience, sa chambre, sa maison, il avait une manière, qui ne se définissait point, de tenir respectueux et dé- férents les gens les moins disposés à le paraître. Il s'en souviendra, sur le tard, non sans un retour d'intime satisfaction. Ses proches l'entendront le leur rappeler J'ai été ministre, sous le Directoire; toutes les bottes ferrées de la Révolution ont traversé mon antichambre, Il Cf. Pallain, Le Minisli're de Talleyrand sotia le Directoire, introd. 176 LK I'F\INCK DE TALLEYRAND sans que jamais personne ail imaginé d'être familier avec moi » 1. L'un de ses premiers actes officiels notoires fut la cir- culaire diplomatique, où il se chargea d'expliquer aux cabinets de l'Europe le coup d'État du 18 fructidor. La répression avait étr rigoureuse sans être cruelle, contre les monarchistes et les clichiens » soudovés par l'étranger. Les attaquants n'auraient pas eu la main plus légère s'ils avaient été les vainqueurs 2. Pichegru déporté n'en fardait pas l'expression Si nous avions vaincu, les révolutionnaires n'en eussent pas été quittes pour la déportation. » A la suite de fructidor, une sorte d'explosion révolutionnaire s'était produite dans tout l'occident de l'Europe, en Irlande, en Hol- lande, sur le Rhin, au Piémont, à Rome, à Naples, de sorte que, selon le mot de Michelet, la France était appa- rue dans toute la majesté d'une République mère entou- rée de ses fdles. Ombres passagères, fantômes de répu- bliques et qui s'évanouiront, au premier tremblement du sol!... S'associant à la politique du Directoire, Tal- leyrand s'appliqua à justifier par ses dépèches aux représentants de la France, en des termes fort habiles, 1 Il y eut des exceptions pourtant, dont il ne plaisait pasà sa mémoire de se souvenir. Rewbell, usait-il de formes si correctes et de tant de con- sidération dans les mots, un matin, où, à la suite d'une violente discussion, il lui jetait uneécritoire à la tête en lui criant Vil émigré! tu n'as pas le sens plus droit que le pied! » Au reste, Rewbell avait tort de repro- cher à Talleyrand le manque de rectitude de sa démarche, lui dont les deux yeux divergeaient d'une si terrible manière. Talleyrand le lui fit bien sentir et ce fut sa juste revanche. Rewbell lui demandait comment allaient les choses De travers, monsieur, comme vous les voyez », répondit-il. 2 On reprochera presque au Directoire d'avoir usé de mollesse, à l'égard des royalistes, qui avouaient leur alliance avec les Anglais. Malgré Barras et le général Augereau, La Réveillière voulut qu'on les épargnât plus qu'ils ne l'auraient épargné lui-même. LA. SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRE 177 cette victoire du grand parti républicain sur les me- nées royalistes Vous direz que le Directoire par son courage, par rétendue de ses vues et le secret impénétrable, qui en a préparé le succès, a montré au plus haut degré qu'il possède l'art de gouverner, dans les moments les plus difificiles. » ~~ Une si belle flamme se dépensant au service du régime instable, dont il détenait un des ressorts, ne l'em- pêchait pas de regarder plus loin dans l'avenir et de suivre avec une curiosité particulièrement éveillée la course victorieuse du futur chef de la France dans les plaines de l'Italie. Les vues qu'il apportait au départe- ment des Affaires étrangères, ne s'étaient pas écartées de leurs principes, depuis que les armées de la Répu-r blique, sans avoir eu besoin d'attendre l'apparition de Bonaparte en 1796, avaient libéré le territoire national et porté ses frontières jusqu'aux limites extrêmes tracées par la nature. Telles les avait-il posées, quand la Révo- lution avait à repousser l'effort de l'Europe coalisée, telles aurait-il souhaité qu'elles fussent reconnues justes sous le Directoire et après le Directoire. La Savoie acquise, la Belgique revenue à la France comme un dernier et précieux lambeau de Tapanage JMarie de Bourgogne, que vouloir de plus? Le territoire français ne se trou- vait-il pas assez ample, assez plein dans son harmo- nieuse composition 1? Il avait atteint le point terminus que sa vraie grandeur, que la juste mesure de ses forces permettaient de lui désirer. Aller au delà, c'était détruire 1 Vergennes disait en 178'i La France, constituée comme elle l'est, doit craindre les agrandisse- ments bien plus que les ambitionner; plus d'étendue serait un poids placé aux extrémités qui en affaiblirait le centre. 12 178 LE PRINCK DK TALLEYRAND \esr belles proportions naturelles du pays, c'était enta- mer une politique de conquête aux réactions inévitables. Cependant, l'élan élait imjtrimé. Les événements allaient plus vite et frappaient plus tort que les nieil- lleures raisons d'État. Pai* delà les Alpes, le général en chef de l'armée d'Italie poursuivait une action militaire éblouissante. Sur le même sol éternellement convoité et pour des fins non moins problématiques il renouve- lait, à plus grands coups, les tentatives multipliées des anciens rois de France, de Charles YIII à Louis XJV. L'enchaînement en paraissait si merveilleusement con- duit! L'éclat de ces faits d'armes jetait de si beaux feux que la prudence d'un Talleyranden était elle-même fas- cinée. C'est entre les préliminaires de paix, à Léoben, et la signature du traité de Campo-Formio qu'il était devenu ministre. Bonaparte en avait félicité le Direc- toire et lui avait envoyé, à lui Talleyrand qu'il n'avait jamais vu, une lettre fort obligeante. Les rapports étaient entamés. La correspondance était ouverte. Talleyrand possédait l'art de louer et de répondre aux louunges. De son écritoire s'envolaient à l'adresse du vainI R KCTOI RK 179 de ees mots à longue portée, qui devancent lu l'ortune 't font penser au courtisan, dont l'instinct averti ressent l'approche du maître. Le gouvernement républicain ne considérait pas avec une égale sérénité les espérances et les intérêts en foule,, {ui se serraient autour de l'unique Bonaparte. Lazare Hoche, le seul homme qui eût été capable d'arrêter la contre-révolution, s'il eût vécu, avait signalé, pour qu"on s'en gardât, l'astre inquiétant qui s'était levé vers l'Italie. Avant que la victoire de Castiglione fût connue, il avait été question de rappeler Bonaparte à Paris. Puis, les fulgurants coups d'épée qui suivirent et les secours providentiels, que prêtèrent, en des instants critiques, au chef de l'armée d'Italie plein de tumulte et d'audace des généraux habiles et silen- cieux comme Masséna,. l'avaient rendu hors d'atteinte. Et maintenant, ces mêmes hommes, qui avaient tant à craindre de lui, devaient le couronner de leurs louanges et l'accueillir en triomphateur. Après avoir signé, à Canipo-Formio avec l'Autriche, et n'avoir fait qu'une apparition au congrès de Bastadt, où restaient des questions en litige entre la Bépublique française et l'Empire, Bonaparte s'était rendu à Paris pour demander au Directoire des ordres, un nouveau champ d'action, une autre armée, sachant qu'à Paris on ne garde le souvenir de rien I et qu'il faut toujours forger du nouveau sur l'enclume de la popularité. Dès le soir de son arrivée, il envoya, d'urgence, un aide de camp au ministre des Belations extérieures, dont l'assistance lui avait été précieuse, en cette grande alïaire 1 Si sagace, d'ordinaire, Mallet Du Pan se pressait trop en escomptant déjà sa fin Ce Scaramouchc à tète sulfureuse, écrivait-il, est fini, déci- dément fini! » 180 Li; l'IUNCK Di le Gampo-Forniiol; criait à dessein de lui mander sa visite et d'en connaître rinshint le jtlus favorable. ïalley- rand ayant fait répondre simplement qu'il Tattendrait, il s'annonça, }our le lendemain à 1 1 heures du matin. Plusieurs personnes, que Talleyrand s'était avisé de lrévenir, étaient présentes dans le cabinet, quand y parut Bonaparte. Le ministre se porta au devant du chef d'armée; et, en traversant le salon, il lui nomma M""^de Staël, à laquelle il prêta [»eu d'attention, n'aimant pas les discoureuses, puis, k navigateur Bougainville, qui rintëressa davantage, en sa qualité d'homme de mer, de géographe à celui-ci il adressa queljues paroles obligeantes. Les commencements d'amitié ne sont que miel et suavité. L'entrevue fut parfaite, des deux parts. Talleyrand, qui l'avait devant lui, pour la pre- mière fois, ne se lassait pas de considérer ce jeune visage auquel allait si bien le reflet de vingt batailles gagnées, de la pâleur et une sorte d'épuisement 2. Bonaparte dans un état d'ouverture de cœur tout porté à l'expansion, à la confiance, ne tarissait point de paroles aimables sur le plaisir qu'il avait eu à cor- respondre, en France, avec une personne d'une autre espèce que les Directeurs ». Premier remerciement à Barras, qui l'avait lancé dans cette carrière de gloire! Mais il ne s'en souvenait déjà >lus et c'était sa façon de tirer Talleyrand d'une compagnie, dont il espérait bien le détacher tout à fait, l'heure sonnée. Que le Directoire montrât de l'irrésolution à recevoir avec tous les signes de la joie un chef d'armée dont le brevet de général menaçait de se transformer bientôt 1 V. le rapport de Talleyrand au Direotoiio sur le traité de Campo- Formio. 2 Mcm., t. 1. LA SOCIÉTÉ SOLS LE DIRECTOIKE 181 en brevet de dictateur et qui, récemment, dans les termes d'une courte harangue, sous les fenêtres du Luxem- bourg, avait ouvert cette perspective importune sur l'avenir que d'autres institutions pourraient être néces- saires à la France; oui, que le gouvernement des Cinq trahît un peu de répugnance à le suivre sur cette voie triomphale, qui ménagerait, au bout, de fâcheuses surprises, la raison en était fort naturelle et juste. Talleyrand, qui n'était pas exposé aux mêmes craintes ni soucis, eut le cœur plus dégagé à lui offrir, dans les salons du ministère, une soirée d'honneur pour fêter ses victoires d'Italie et la belle paix qu'il venait de con- clure... Une paix, sur la durée et l'efiicacité de laquelle ne se faisait aucune illusion, d'ailleurs, cet homme perspicace, qui n'y voyait rien d'autre qu'une querelle de peuples momentanément assoupie. Il était venu le prier lui-même, peu de jours aupa- ravant, en. la petite maison de la rue Ghantereine. Bona- parte et Joséphine recevaient. Des compagnons d'armes, des écrivains, des politiques, emplissaient cette demeure trop étroite pour tant de renommée. L'un des fidèles de Bonaparte, un poète, Arnault le Tragique, était du nombre, lorsque s'y présenta le ministre. D'autant mieux put s'en souvenir l'auteur de Marins à Minlurnes,^ que Talleyrand le voulut bien favoriser d'une assez longue conversation une causerie légère et décousue sur des sujets de littérature. Le diplomate y donnait son avis, en des termes concis et appuyés, à l'égard de certains philosophes du xviii'' siècle, de Chamfort particulièrement. Son interlocuteur eut de la surprise à l'entendre plutôt diminuer l'esprit et les talents de Chamfort, dont, pourtant, il avait su se servir, il n'y avait pas si longtemps. Lui gardait-il rancune d'une ISil LE PT?1NCE UK TALLEYRANT indiscrétion rapportée an mot de Chamfort, qui se nattait cravoir Irouvr, en l'évèque ait avec une chaleur d'accent, qui ne man- quait pas d'impressionner. Aux membres du Direc- toire soupçonneux il représentait la terre des Pharaons comme une colonie merveilleuse valant à elle seule toutes celles que la France avait perdues et comme un point stratégique de premier ordre, d'où l'on pour- rait porter de grands coups à la puissance des Anglais dans l'Inde. Le second appelait à l'aide des considéra- tions d'ordre multiple. Il avait mandé au nn'nis- tère Magallon, qui avait résidé trente-six ans en Egypte, et, au moyen des notes qu'il avait reçues de la main de cet autre Dupleix, comme il l'appelait, il ébranlait la sagesse des hésitations. Il ajoutait à ces arguments les rapports de Poussielgue sur sa mission de Malte. Et se plaçant enfin sur le terrain diplomatique, il découvrait du premier coup, selon les justes expres- sions de Sorel, l'expédient ingénieux dont, par la suite, ont usé tous les négociateurs, qui auront voulu préparer la domination de l'Egypte intervenir, au nom de la 48G LK PRINCE DE TALLEYHANI Porte, et à litre d'allié, au iiioins d'ami, s'y établir en protecteur, y rester en uiaîti'e. Et Bonaparte rerenai1 ensuite ses discours. 11 ne jiaraissait occupé que des intérêts de la France, n'oubliant rien, sauf de dire qu'il n'obéissait qu'à sa passion et ne tendait qu'à sa gloire. 11 s'était fait écouter. A^ainement La RéveiMière avait-il percé les raisons de Bonaparte en démontrant à ses collègues l'inopportunité d'une pareille entreprise, au moment où se réveillait le péril d'une guerre euro- péenne. On ne se rendit point à la force de ses démcwis- trations. Et Bonaparte, dont Talleyrand avait soutenu les visées avec une fougue peu habituelle à cet homme de froideur et de prudence, Bona}arte l'emporta auprès des Cinq, trop satisfaits, croyaient-ils, d'amortir en l'éloi- gnant les effets d'une ambition toujours remuante et qu'ils n'étaient pas en mesure de contenir. Avant de quitter Paris et la France, pour tentei' l'ae- com plissement de son rêve oriental, Bonaparte alla prendre congé du ministre des Relations extérieures. Le jour oîi il se présenta, Talleyrand gardait le lit, assez soutirant. 11 le reçut, néanmoins, l'engagea à s'asseoir tout auprès de lui, Tinterrogea sur ses desseins, ses espérances, et, comme il y répondait, à cœur ouv-ert, lui prêta une oreille attentive. Bonaparte s'abandonnait à l'inspiration du moment. En l'épanchant, il se pai'lait à lui-même, avec toute la chaleur de sa jeunesse emti'e- prenante; puis, des visions lumineuses où l'avait emporté son imagination il était revenu à des détails plus positifs les obstacles que ne manqueraient pas de lui susciter ses ennemis ; des soucis de son intimité ; les embarras enfin, que lui causaient des inquiétudes d'argent. Il avait mis, devant lui, toute son existence à découvert. L\ SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRE 487 Alors, Talleyrand, qui avait réfléchi en récoutant, lui dit avec simplicité — Tenez, ouvrez mon secrélaire, vous y trouverez cent mille francs, qui m'appartiennent, ils sont à vous, pour ce moment; vous me les rendrez, à votre retour. » Une telle marque de confiance était rare, comme les circonstances qui la provoquèrent. Plein de joie, l3ona- parte lui sauta au cou; il n'avait pas de termes assez expressifs ni assez chauds pour l'assurer de sa grati- tude immense et sans fin. Plus tard, les deux interlocuteurs auront à en repar- ler. Passé premier consul, iVapoléon aura rendu l'ar- gent; devenu empereur il aura conservé le souvenir, sans la reconnaissance, du service rendu. Quel intérêt, demandera-il à son ministre d'alors, oui quel intérêt pouviez-vous donc avoir à me prêter cet argent? Je l'ai cent fois cherché dans ma tête et je ne me suis jamais bien expliqué quel avait pu être votre but? » — C'est que je n'en avais point, répliquera Talley- rand. Je me sentais très malade, je pouvais fort bien ne vous revoir jamais ; mais vous étiez jeune, vous me cau- sâtes une impression fort vive et pénétrante, et je fus entraîné à vous être utile, sans la moindre arrière- pensée. » Dans ce cas, si c'était réellement sans prévision, c'était une action de dupe. » De Talleyrand ou de Bonaparte, lequel eut le mot tout à fait sincère? Ni l'un ni l'autre peut-être. Bona- parte, parce qu'il ne croyait pas à un mouvement de cœur dégagé de tout calcul, Talleyrand parce qu'il avait le coup d'œil trop avisé pour n'avoir pas claire- ment pressenti l'avenir de l'homme, sur la destinée 188 LF. l'RINCE DK TALLKYRAND duquel il avait risqué cet enjeu. Car, nous le savons, malgré qu'il eût un certain fonds d'indulgence et de bonté, le prince de ïallevrand, en politique, n'eut jamais la protection facile, sinon pour les heureux. On ne fait rien que par calcul ou par goût » ce mot de M'"° de Yernon, il l'aurait pu dire; car il le justifia cent et cent lois par ses actes. Le certain est qu'il n'y avait pas eu mal donne en la partie. Talleyrand était rentré dans ses bureaux. Pendant celte courte phase de l'histoire de la Révolution où le Directoire eut, en face de l'Europe, une véritable gran- deur, jusqu'au renouvellement furieux de la guerre, après l'assassinat des plénipotentiaires français de Ras- tadt, il mêla son nom, sa signature, à des actes impor- tants. De gré ou par ordre, il avait participé au renver- sement du pape, à la Révolution helvétique et mené diverses négociations avec les États-Unis, avec le Portu- gal et avec la ville libre de Hambourg. S'il ne put empêcher les fautes commises, et par lui signalées, aux préliminaires de Léoben ni mener à bien, comme il s'y employa de tous ses moyens, les négociations de Lille, quand la paix avec l'Angleterre était possible et les intentions de lord Malmesbury abordables; s'il dépensa vainement les efforts de son génie à prévenir le choc de la seconde coalition, qui éclata sous son ministère, c'est qu'en réalité il n'avait pas été le maître de con- duire, comme il l'aurait souhaité, la politique étran- gère de la France; que les Directeurs, avaient à plu- sieurs reprises, modifié l'esprit et le système de ses démarches diplomatiques aussi bien du coté de l'An- gleterre que du côté de l'Aatriche; et que ses instruc- tions avaient été souvent traversées par les fantaisies de ses propres agents. Aussi bien, comme nous l'avons LA SOCIETE SOUS LE DIRECTOIRE 1S9 nolé précédemment, le Directoire n'abandonnait qu'une part d'action personnelle aussi réduite que possible au ministre des Relations extérieures. Sous son pré- décesseur Charles Delacroix, les affaires arrivaient à ce département toutes décidées. De même Talleyrand n'avait qu'à en surveiller l'expédition; mais souvent, il la suspendait, la retardait, par cette tactique prudente dont il usera tant de fois, sous Napoléon, et qui lui permettait, le premier à-coup passé de violence ou d'absolutisme, d'adoucir la rédaction. Il signait, para- fait, et ne décidait guère en premier ressort. Sa clair- voyance n'en était pas moins attentive à suivre les démêlés où étaient engagés l'action, le nom de la France. Et, certainement, il eût épargné bien des con- vulsions à son pays, et à l'Europe, s'il eût obtenu comme il parut le désirer, en 1798, de faire partie du gouver- nement exécutif, au lieu d'être un commis ministériel à ses ordres 1. Ses devoirs remplis, dans la mesure du possible, il se mêlait à la société du Directoire, qui lui offrait un 1 Le 25 mars 1798, le minisire plénipotentiaire de Prusse, Sandoz, écri- vait à sa Cour Quel bien ne serait-ce point si Talleyrand entrait dans le Directoire! On en parle, aujourd'liui, comme d'une nomination pos- sible, et il est assez habile pour en éloigner l'idée, afin de ne pas élever des intrigues contraires, si la majorité du Conseil lui était acquise. Je crois connaître assez ce ministre pour être convaincu que son système serait extrêmement favorable à la Prusse et au repos de l'Europe. Plus d'ébranlement, dès ce moment, et plus de commotion, quelles que fussent même les contradictions qu'il pourrait essuyer de Rewbell; sur certains objets, il aurait l'art de le ramener à ses idées ou d'obtenir la majoritédes suffrages. » Le 11 avril, le même diplomate ajoutait chez Barras, ou passant le meil- leur de la soirée à persifler chez l'ex-abbé de Périgord. Le groupe dominant était bien le bureau d'esprit, que présidait Germaine Necker, baronne de Staël. Les ambassadeurs des puissances et les étrangers de marque y rejoignaient les gens de lettres les plus renommés par leurs talents et les hommes politiques les plus en montre. Naguère avaient brillé, dans ces lieux, Barnave, les Lameth, et Duport. Puis, Marie-Joseph Chénier, Talleyrand, Thibaudeau, Rœderer, Benjamin Constant. Camille Jordan en étaient devenus les principaux satel- lites, avec Narbonne, que n'avait pas encore touché ce que j'appellerais une demi-disgrâce et qui gardait la place de faveur dans la maison. On s'honorait aussi d'y entretenir des rapports d'estime avec Lanjuinais, Boiss}^ d'Anglas, Cabanis, Garât, Daunou, Tracy, tout le cercle des républicains modérés, qui aspiraient à laver les traces sanglantes de la Terreur et à reconstituer la société sur les bases de l'ordre et de la justice. il On joue beaucoup; peut-être n'a-t-on jamais joué si gros jeu; l'a- mour excessif du vin et du jeu est une suite nécessaire des révolutions. » {Journal dit Temps. 19G IJ". l'I', INCK lK TALLKYHAM 11 se faisait un grand Ijruit de paroles, chez M*""^ de Staël. Dans son entourage s'agitaient des espoirs confus, des projets sans direction précise, des ambitions trop incertaines de leur iut et qui eurent le malheur de chercher ce point fixe sur un terrain, d'où ne pouvait surgir que la dictature. Pour le moment, les amis de M'"" de Staël se disaient constitutionnels et tendaient à consolider le Directoire, en l'honneur du principe et tout en méprisant les directeurs. Croyant en la puis- sance de la parole, parce qu'elle était entourée d'ora- teurs, se fiant en l'autorité de l'éloquence écrite parce qu'elle disposait de cette force, elle-même, en son salon, tenait école de gouvernement. Pendant que de nobles esprits se livraient à ces discus- sions théoriques, sans autre fièvre que celle de l'idée, des événements se préparaient, qu'on n'aurait pas atten- dus si tôt. Talleyrand en était mieux informé. On l'en avait averti des premiers pour qu'il y mît aussi la main. Depuis quelque temps, on ne le voyait plus si régulier, aux assemblées du cercle constutitionnel. Il se tenait à la campagne, clos entre ses murs, discret, dans l'expec- tative de l'heure qu'il aurait à choisir pour reparaître. Car, il avait quitté du même coup le ministère et Paris. Mais, nous devons dire comment il avait cessé d'être ministre. Au moment de ses tractations diplomatiques avec le Portugal et la ville hanséatique de Hambourg, il s'était attiré des suspicions sinon des reproches formels de véna- lité. Il n'était pas arrivé à s'en blanchir entièrement, que de nouvelles imputations, aggravant les précédentes, avaient étendu la tache jetée sur sa conduite. On parlait, cette fois, de marchandages déguisés, entre ses agents et les envoyés des Etats-Unis. LA SOCIÉTÉ SOUS LI- U 1 IIKCTOI ui- 197 Des diHiciiltés s'étaient élevées, il y avait déjà plu- sieurs années, entre le gouvernement de Paris et la jeune république américaine. Washington ne se sentait plus, en 1792, dans cet état d'àme où l'avait laissé la scène des adieux avec La Fayette, lorsqu'il lui disait, en le serrant contre son cœur Avec vous, il me semble voir s'éloigner de moi l'image de cette généreuse France, qui nous a tant aimés et que j'ai aimée en vous aimant. » Les excès révolutionnaires l'avaient fortement indisposé; et ses conseillers fédéralistes, animés de sym- pathies persistantes pour l'Angleterre, avaient appuyé sa résolution très ferme de maintenir les États-Unis complètement en dehors des luttes qui déchiraient la France et l'Europe. Un envoyé du gouvernement révo- lutionnaire, délégué aux États-Unis pour solliciter l'appui moral et matériel de la libre Amérique, rendue telle par le secours des armes françaises, le citoyen Genêt n'avait trouvé que froideur auprès du monde officiel. Et comme, au contraire, les populations lui faisaient fête, de Gharlestown à Philadelphie, Washington avait pris le parti de publier, le 22 avril 1793, une proclamation de neutralité, afin d'empêcher ces sym- pathies envers la France de revêtir des proportions excessives et dangereuses. Puis, s'étaient produits des heurts plus sérieux, des chocs de susceptibilités, à tra- vers l'Atlantique. Sous la présidence de John Adams avaient grossi les contestations jusqu'à provoquer des commencements d'hostilités. Le gouvernement français ne pouvait pardonner aux fédéralistes la signature du traité Jay, dont les stipulations relatives au commerce des États-Unis et de l'Angleterre furent dénoncées comme une violation formelle des accords signés, en 1778, entre l'Amérique et la France. Des ordonnances 198 LK PRINCE DK TALLKVIlAND très rigoureuses avaient été édictées contre les navires marchands américains. Les saisies s'étaient multipliées. Une guerre maritime semblait inévitable entre les deux républiques. Mais John Adams avait eu le bon esprit de ne pas recourir aux moyens extrêmes, tant que la voie restait ouverte aux solutions pacifiques. Les États- Unis avaient envoyé des commissaires, à Paris, en vue d'apaiser le Directoire sur quelques abus de la neutra- lité. La conversation avait commencé par les prélimi- naires habituels de politesse; et, presque aussitôt des agents officieux de Talleyrand Bellamy, Saint-Foix, Montrond, André d'Arbelles s'étaient entremis, de toute leur finesse, pour faire comprendre aux mandataires américains que de premières douceurs, un peu d'argent tiré de leur poche, faciliteraient beaucoup les négocia- tions. C'était une pratique passée dans les habitudes secrètes de la diplomatie d'alors et que semblait excuser, en la circonstance, la pénurie d'argent du Directoire. Toute transaction d'importance se terminait rarement sans avoir été précédée d'une douceur », comme nous venons de le dire, et comme on appelait le don, de la main à la main, d'une certaine somme en bon métal allant au ministre ou aux membres du Directoire. Bien de ces petits arrangements s'étaient manigancés le mieux du monde et sans que personne réclamât. Mais, il y eut toujours des curieux aux portes. Puis, ces gens des États-Unis, que n'avait pas encore visités la corruption européenne, eurent l'ingénuité de s'étonner, de faire des réflexions à haute voix, de sorte que leur surprise avait eu de l'écho dans les feuilles publiques des États-Unis. Talleyrand y était visé directement. Il essaya d'écar- ter l'orage de sa tète en désavouant ceux qui le lui LA SOCIÉTÉ SOUS LK DIRECTOIRE 199 avaient attiré, c'est-à-dire ses propres agents. De sa bonne plume il écrivit la lettre suivante à M. Gery, l'un les plénipotentiaires étrangers c Je vous communique, Monsieur, une gazette de Londres, du o mai, où vous trouverez une étrange pu- blication. Je ne puis voir sans surprise que des intri- gants aient profité de l'isolement dans lequel se sont tenus les envoyés des États-Unis pour faire des propo- sitions et tenir des discours, dont l'objet était évidem- ment de vous tromper. Je vous prie de me faire con- naître immédiatement les noms désignés par les initiales AV, X, Y, Z, et celui de la femme qui est désignée comme ayant eu avec M. Pinkerey des conversations sur les intérêts de l'Amérique. Si vous répugnez à me les communiquer par écrit, veuillez les communiquer confidentiellement au porteur. Je dois compter sur votre empressement à mettre le gouvernement à même d'approfondir ces menées, dont je vous félicite de n'a- voir pas été dupe et que vous devez désirer devoir éclairer. » DE Tallevrand. y> Malheureusement, la dénégation ministérielle avait attiré des répliques. L'officieux Bellamy ne retint par sa langue et protesta qu'il n'avait fait que suivre de point en point les instructions de son ministre. Il y eut scandale. La société du Manège, dite Société des Patriotes, mena un tapage énorme. Depuis quelque temps déjà, la situation de Talleyrand était branlante. Il ne parvenait à se soutenir, comme l'écrivait, le 2.' octobre 1797, à sa Cour, le ministre prussien San- doz, que par un miracle d'esprit et de conduite. Sauf Darras, qui faisait profession de le protéger, les direc- 200 LK PTllNCK DK T A I. Y li A M leurs mettaient de l'alîectation à ne lui adresser presque jamais la parole. La place n'était plus tenable, pour Talleyrand. Force lui avait été de quitter le minis- tère 1, mais en désignant lui-même son successeur, le sage Reinhardt, un modeste, un effacé, et qui, pen- dant une éclipse de quatre mois du principal metteur en scène, saurait se contenter de cet intérim court et discret. Talleyrand avait hâte de réintégrer un poste, qui lui fut très lucratif, autant que le titre en était flatteur à sa réputation. Mais, comme nous l'avons insinué tout à l'heure, ce n'était pas du côté de M""^ de Staël qu'il tournait les yeux, cette fois, pour en reprendre posses- sion. On dépensait dans cette maison trop d'éloquence, décidément. Moins sensibles aux amplifications oratoires, plus attentifs aux contingences des faits, des hommes positifs tels que Talleyrand et Fouché en avaient oublié le chemin, depuis qu'ils allaient conférer de leurs affaires, chacun de son côté, chez les Bonaparte, chez Joseph et Lucien, dont les avances et les politesses étaient venues les trouver, tout d'abord, dans le salon de Joséphine. Sans rompre d'amitié avec M'"'' de Staël ni s'exposer déjà au reproche d'ingratitude, Talleyrand s'était retiré doucement de son salon, destiné à devenir, sous le Consulat, le quartier général des opposants. Elle avait deviné Bonaparte. Malgré qu'elle dût essayer, à plu- sieurs reprises et sans succès, de gagner ses sympa- thies, de l'attirer à elle, avec l'énorme espérance de 1 2 thermidor an Vil. LA SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRE 201 gouverner par lui, les belles protestations du jeunecon- Cjuérant de ritalie l'avaient laissée fort incrédule. Tal- leyrand n'en n'avait pas été la dupe plus qu'elle-même. Civiliser, humaniser la Révolution, tirer de cette cons- titution de l'an III improvisée dans le trouble, la véri- table liberté et la justice, tout cela eût été dans ses désirs, peut-être, mais n'était pas en son pouvoir. Et Bonaparte frappait à la porte, en homme qui ne voulait pas attendre. Une grosse nouvelle avait éclaté. Averti de ce qui se passait en France et jugeant qu'il n'y avait pas un ins- tant à perdre, Bonaparte avait abandonné ses troupes, son commandement, l'Egypte et ses devoirs, trompé la surveillance du général anglais à moins que celle-ci ne se fût, peut-être, relâchée volontairement, mis à la voile, par une nuit d'ouragan ; et, quand on^- pensait le moins, il s'était échappé comme un oiseau de sa cage, pour apparaître tout à coup, à Fréjus. Allant à la ren- contre de ses desseins, en modéraleur avisé, Talleyrand lui écrivit secrètement sur la marche de prudence à suivre tout d'abord Ne vous pressez pas, voyagez à petites journées; laissez-vous désirer; les embarras sans nombre, qui nous envahissent de toutes parts enverront bientôt au devant de vous toutes les inquiétudes et toutes les espérances; c'est avec ce cortège que vous devez ren- trer à Paris. » Le conseil était bon à suivre, et il le fut. ' Talleyrand était le mieux du monde instruit de ce qui se préparait, lui qui, perfidement, avait conseillé au gouvernement de rappeler Bonaparte, à Paris, pour l'aidera sortir d'embarras. Il se gardait bien de paraître au courant de ces préméditations. Sa mine innocente 202 LE PRINCE DE T A VI5 A N D aurait trompé chacun si l'on n'avait pas e u de bons motifs pour soupçonner qu'il y avait toujours du concerte sous ses airs les plus tranquilles. Avec sa physionomie placide et comme absente des préoccupa- tions, qui donnaient la fièvre à tout le monde, autour de lui, on le sentait arriver à grands pas. Ce maudit boiteux nous fera faire bien du chemin », avait dit Rivarol. >, enfin entraînés par le rythme impérieux de la charge et la voix de leurs chefs, dans ce choc du droit et de la force, Talleyrand n'avait eu qu'à laisser faire. Simplement, à la minute indécise, il avait envoyé quelqu'un à Bonaparte pour lui dire Brusquez les choses ». Elles le furent. Le \S brumaire était accompli, maintenant, et accepté. Le pays appelait une organisa- tion ferme et paisible; Bonaparte s'était trouvé là, qui la lui avait promise et la lui donna, jusqu'à l'heure LA SOCIÉTl' SOUS LE I I li KCTO 1 15 K 209 prochaine d'en réclamer un cher ]rix! Chacun frémis- sait d'aliégresse et d'espoir. Les généraux protestaient d'un dévouement sans autres bornes que les limites du monde. Les ministres prochains allaient créer autour du Premier Consul une atmosphère d'admiration exal- tée jusqu'au culte. Tallej^rand, lui, considérera le spectacle nouveau en homme intéressé, sans doute, à la réussite, parce qu'il y détiendra un tù\ù d'importance, mais n'ira pas jusqu'à s'en émouvoir d'enthousiasme. Du doute flotte en son âme sur la durée d'un triomphe capable de se mainte- nir sans excès. Il réserve au lendemain, toujours au lendemain, d'en juger. Tant de calme approchant de l'indiiïérence devait déconcerter, un jour, M"^ de Rému- sat, alors c[ue le Consulat, affermi par son oeuvre, aura conquis une autorité souveraine. — Eh! comment se peut-il, lui demandera-t-elle, que vous consentiez à vivre sans recevoir aucune émo- tion, non seulement de ce que vous vous voyez, mais de ce que vous faites? » — Ohl que vous êtes femme, et que vous êtes jeune! répliquera-t-il. » Et doucement, il se mettra à railler la ferveur de ses sentiments de début à l'égard de Bonaparte, en la phase radieuse et croyante. C'est qu'en réalité il aura porté la vue plus loin, beaucoup plus loin dans l'ave- nir, par dessus les premières illusions des serviteurs en extase et desfuturs sujets. u CHAPITRE SIXIÈME Sous le Consulat rofficiel et rintime. Au début de la nouvelle organisation politique. — Talleyrand rappelé au Ministère des Affaires étrangères. — Situation de l'Europe, au moment du départ de Bonaparte pour le Saint-Bernard. — Pendant l'absence du maître. — Les craintes de la crise secrète », c'est-à-dire d'une défaite ou de la mort du Premier Consul. — Intrigues et complots; le rôle d'expectative insinuante et prévoyante de Talleyrand. — Comment l'horizon s'était éclairci, tout à coup, après la victoire de Marengo. — Négociations de Talleyrand avec l'Autriclie et l'Angleterre. — Signatures laborieusement obtenues du traité d'Amiens. — De quelle manière tran- quille le ministre en transmit la première nouvelle au chef de l'État. — Réconciliation générale de la Fiance avec l'Europe et avec l'Église. — Les intérêts généraux et particuliers, qu'eut à défendre Talleyrand dans la grande affaire du Concordat. — Ses longues conversations écrites avec la chancellerie romaine pour obtenir le bref de sécularisation. — Ardentes controverses sur le mariage desévèques. — Toutes les objections soule- vées à Rome. — Par quels mojens de presson diplomatique on vint à bout de sortir de cette impasse. — Nouvelles prématurées du mariage de Talleyrand. — Quelle série de circonstances amenèrent ce dénouement conjugal. — Les origines et l'existence de M"" Grand, jusqu'au moment d'être appelée à devenir duchesse de Talleyrand-Périgord, princesse de Bénévent. — Après le mariage. — Dans les salons de l'hôtel des Relations extérieures; comment on l'y jugeait. — La légende et la vérité, quant aux innocences » de M™" de Talleyrand. — Jusqu'au décliade cette union. — Retour aux événements publics. Le coup de théâtre s'rtait exécuté lestement, sans qu'il en eût coûté beaucoup. Des arrestations peu nom- breuses, quelques journaux supprimés, un peu de populaire, dans les faubourgs, foulé aux pieds des che- vaux, il n'en avait été que cela, et la France ne se plaignait point qu'on l'eût, à ce prix, débarrassée d'un gouvernement de parade, sans force et sans prestige. 212 PIMNCK lK TALLi VHA M On absolvait rillégalitc' triin ucle dont les suites pro- mettaient d'être si largement compensatrices. Oublieux de cette liberté, qu'il avait trop chèrement payée pour l'aimer encore, le peuple n'aspirait qu'au rétablisse- ment de l'ordre, de la tranquillité publique. Le Con- sulat allait lui dispenser ces biens, en attendant que la volonté d'un seul homme changeât l'ordre en con- trainte et la contrainte en tyrannie. Pour le moment, les cœurs s'ouvraient à des espoirs illimités. Les consuls étaient en place; ils avaient écarté de leur triumvirat la suffisance de Siéyès, en lui fermant la bouche avec un titre, de l'argent, un domaine. Leur premier geste à faire, c'était de s'annoncer à la nation officiellement et solennellement. La proclamation de rigueur s'imposait au devoir des nouveaux chefs de la République. Ils avaient à parler le langage métapho- rique si cher aux Français; ils avaient à bercer leurs concitoyens de ces nobles paroles de pacification, de justice, d'humanité, par lesquelles ils furent toujours séduits et trompés. Toute inauguration de règne ou de présidence débute à pareille enseigne. Bonaparte fit venir Rœderer et lui dicta d'un premier jet les phrases sonores, d'où sortit l'une des proclamations les plus décevantes qu'ait jamais adressées un conducteur de peuple à ses futurs sujets. En lettres de feu brillaient là, comme au frontispice d'un temple dédié aux plus généreux sentiments de l'humanité, ces pensées mémo- rables La modération est la base de la morale et la première vertu de l'homme. Sans elle, r/imiinie n'est jintue hèle féroce. Sans elle, il peut bien exister une faction, mais jamais un gouvernement national. » Oui, ce fut bien Napoléon Bonaparte qui prononça dans ces termes la louange des vertus modératrices. sous LE CONSULAT l'OIFICIKL ET l'iNTIME 213 jusqu'à ce qu'il pût employer toutes ses forces et tout son génie à bouleverser l'univers... Cela dit, il consti- tua un ministère définitif, en y réservant une place, le département des Relations extérieures, à Talleyrand, pour des raisons qui n'étaient pas celles de la grati- tude, ni d'une profonde estime, et qu'il découvrait ainsi à Cambacérès Il a beaucoup de ce qu'il faut pour les négociations, l'esprit du monde, la connaissance des cours de l'Eu- rope, de la finesse, pour ne pas dire quelque chose de plus, une immobilité dans les traits que rien ne peut altérer, enfin un grand nom... Je sais qu'il n'appartient à la Révolution que par son inconduite ; jacobin et déserteur de son ordre, dans l'Assemblée constituante, son intérêt nous répond de lui » 1. Il ne réoccupa pas immédiatement le haut poste, d'où l'influence de la Société du Manège l'avait délogé, dans la période finissante du Directoire, pour lui sub- stituer sur sa désignation même le bénévole Reinhardt, natif de Wurtemberg. L'opinion n'était qu'à demi réconciliée avec Talleyrand, depuis les affaires d'Amé- rique et leur retentissement fâcheux. On jugea préfé- rable du moins Napoléon le voulut insinuer, en son Mémorial de laisser passer un léger temps d'oubli avant de reporter sur sa personne et sur son nom la pleine lumière d'une grande situation officielle. En tout cas, le délai de prudence assigné fut court, puisqu'il ne dura qu'une douzaine de jours, pas davantage. Et, dans l'intervalle, Talleyrand avait eu des occupations suffisantes, pour n'en pas désirer d'autres, ne quittant plus à l'instar de Rœderer et de Boulay le Petit- il'i Cambacérès. Eclaircissements incdits. 2'14 PRTNCK DE T A L I. IC Y UA^'D Luxembourg, conférant sans cesse avec Bonaparle des mesures d'organisation politifue urgentes à décider, ne faisant que d'aller d"un pavillon à l'autre, circulant du matin au soir entre les apiartements des Consuls, pour échanger les demandes et les réponses, les vœux et les objections, ou recommençant l'éternel le conver- sation avec Siéyès, sur le meilleur système de gouver- nement et la part qu'il espérait y prendre. L'entente avait eu de la peine à s'établir entre ce théoricien poli- tique et Bonaparte, dont il aurait aouIu grandemeM restreindre les appétits de domination absolue et qui réclamait, au contraire, toutes les prérogatives de la fonction suprême. Talleyrand n'en était ]>as à la pi-e- mière expérience de leur antagonisme. A la veille du coup d'État, il avait pu rapprocher ces deux caractères difficiles, l'un obstinément systématique, l'autre avide d'une suprématie indiscutée. Leurs anciens différends s'étaient ravivés, ilus âpres maintenant qu'on en était au partage de la succession. Persévérant en son rôle de conciliateur, Talleyrand leur ménagea une entrevue, à laquelle il assista et qui fut loin de se passer en douceur. Siéyès se retranchait dans une argumentation hautaine et dédaigneuse. Bonaparte se faisait agressif et presque menaçant. Youlez-vous donc être roi? » lui demanda Siéyès, par une interpellation à la romaine. La discus- sion se monta sur un ton d'hostilité dont Talleyrand ne laissa pas que d'être ému. sous son maintien glacé Mais il s'était promis aAec Riederer de trouver un ter-, rain d'accommodement. A force de raisons spécieuses auxquelles Siéyès céda par fatigue, tous deux parvin- rent à le décourager de ses résistances ; de concession en concession, ils l'amenèrent au point où le voulait voir le Premier Consul, désarmé, séduit et trompé. On sors LK CONSULAT l/OFFlCIKF- KT l'iNTIMK ^45 lui offrit des compensations. Il aurait la présidence du Sénat et l'illusion lui serait permise de croire que sll n'occupait ni la première ni la seconde place dans l'exécutif, il tiendrait la tête du pouA^oir législatif et pourrait avec celui-là traiter de puissance à puissance, dans cet état de liberté digne, — dont on ne fut guère de temps à jouir. Le 22 novembre 1799, Talleyrand réintégra ses bureaux du Ministère des Affaires étrangères, pour y demeurer jusqu'au 8 août 1807. Dès son installation, il s'avisa d'une idée ingénieuse afin d'augmenter son influence personnelle auprès de Bonaparte en grandissant du même coup le rôle du Premier Consul Les trois principaux magistrats de la République devaient f-e réunir, tous les jours, et les ministres avaient à rendre compte, devant eux, des affaires relevant de leurs attributions respectives. Il prit à part le général Bonaparte et lui fit goûter ce raisonnement. Le portefeuille des Relations extérieures, qui, de sa nature, est secret, ne pouvait être ouvert devant un conseil. La sagesse, la prudence même exigeait que le chef réel du gouvernement l'eût seul dans les mains et en dirigeât la conduite. En consé- quence, le Premier Consul ne saurait confier à d'autres qu'à lui-même le travail des Affaires étrangères 1. Cet avis le flattait, et, ne l'eût-il pas reçu, que certainement, il en aurait eu l'idée pour son propre compte. Il s'était réservé déjà tout ce qui tenait à l'action proprement 1 En fortiflant une autorité, qu'il voyait investie déjà de la part de puissance qui, dans les monarchies tempérées ou constitutionnelles, est exercée par le monarque, Talleyrand visait en outre, à lui faciliter le passage des trois degrés de cette souveraineti' d'abord élection à temps, puis à vie, enfin héréditaire. 216 LK l'HINCK DI- TALLKYRAND dite du pouvoir exécutif, tout ce qui concernait la guerre et l'armée. Sans feinte il annonça que les rela- tions extérieures en étaient la dépendance nécessaire et qu'il les considérerait comme telles, désormais. Aux forces de Gambacérès suffisait la direction des travaux de législation; pour Lebrun, le sage et pru- dent Lebrun, c'était assez des finances. >'i l'un ni l'autre n'élevèrent d'objections; et, comme au début d'un gou- vernement, tout est plus facile à régler, on décida que le ministre, chargé de la partie diplomatique ne travail- lerait qu'avec le Premier Consul. Le grand changement, qui s'était opéré en France, n'empêchait point que les rapports demeurassent brouil- lés avec l'Angleterre, la Russie et l'Autriche. Mais, deux points essentiels, dans l'état général des relations européennes, s'étaient imposés à l'esprit de Talleyrand. C'est que, d'une part, la France, harassée par sept années de luttes, aspirait ardemment à la paix; et que, d'autre part, cette paix tant désirée se pouvait obtenir, à la fin de 1709, sans trop de difficultés, pour peu qu'on y apportât de l'adresse et l'esprit de conciliation. Le tzar, moins irrité de la défaite de ses troupes, sous les coups de Masséna, que de la conduite douteuse de l'Autriche, son alliée, par laquelle il croyait avoir été déçu, trompé, de parti pris, n'aspirait qu'au moment de remettre l'épée au fourreau. Des attentions délicates autant qu'habiles du Premier Consul, à son égard, comme le renvoi sans rançon des prisonniers russes, habillés à neuf, et la remise entre les mainour le Directoire assailli de tous côtés, estima, cette fois, qu'il serait préférable de ne pas s'y maintenir et que de se résigner à perdre une superbe colonie serait encore payer d'un mince sacrifice les bienfaits de la paix générale. Bonaparte était moins pressé de tendre aux peuples le rameau d'olivier. Le prestige militaire l'avait élevé à la situation prépondérante qu'il occupait, et pouvait seul, l'y affermir. Il se préparait à la revanche de ses défaites, en Egypte; son souci présent n'était pas de mettre d'accord les résultats pacificateurs de son avènement avec les reproches faits au Directoire d'aAoir mérité sa chute pour avoir tyran- nisé les peuples et troublé la tranquillité de l'Europe. Désireux seulement de couvrir ses intentions véritables et de limiter, au moins, le nombre de ses ennemis, un de ses premiers actes avait été d'écrire au roi d'Angle- terre et à l'empereur d'Allemagne deux lettres expri- mant, l'une et l'autre, le vœu d'une prompte réconcilia- tion entre leurs peuples et son pays. Rouvrir la question d'Orient, — qui ne cessera plus de hanter son imagina- 218 l>K !' RINCE Di TA tion conffiKTante, — reprendre possession de l'Kgypte, enfoncer dans ce sol des racines [rofondes, pour de là les étendre aussi loin que possiblesur le monde oriental, objet de son rè\e despotique et grandiose, cette préoc- cupation l'obsède; elle est, au lond, l'unique règle rie ses rapports entrevus avec l'Angleterre et la liussie. Le Gouvernement britannique a repoussé ses offres. L'Au- triche, à laquelle il a proposé la restitution de ses pro- vinces italiennes, pour toute réponsea [remisses armées en campagne, sous le commandement en chef de Mêlas. Les plans du Premier Consul ont dû se métamor- phoser brusquement. Il s'est retourné, congratulateur, les mains ouvertes vers la Russie. Du tzar, hier le principal soutien de la coalition, il est parvenu à se faire un ami, ]>resque un allié, — pour n'avoir plus à com- battre uc l'Autriche, dans ces plaines d'Italie dont il a repris le chemin. Bonaparte n'aura pas quitté la France, d'un front serein. Plusieurs fois am'a-t-il retourné la tête et regardé derrière lui, sentant sa puissance trop neuve à la merci d'une défaite, d'une conspiration, d'une émeute. Sans doute, il s'est assuré de nombreux amis, en rem- plaçant par des gens de toutes opinions intéressés, maintenant, à n'en avoir plus qu'une, les nombreuses places, qui s'étaient trouvées libres aux débuts du Gouvernement consulaire, dans les préfectures, au Tri- bunal, au Corps législatif, au Conseil d'État, au Sénat. La plupart de ceux qui représentaient l'ancien esprit révo- lutionnaire étaient au calme, dans les situations quMis occupaient comme des places de sûreté. En revanche, les royalistes, disposant d'une partie considérable de sous LK CONSULAT l'oFFICIKU I'.T /.\TIMK 210 ropinion, sûrs de dominer encore dans TOuest, comp- tant soulever le Midi, sachant, en outre, qu'ils avaient avec eux les subsides de l'Angleterre et les armées de la coalition, recommençaient à parler haut. Bonaparte les avait gagnés de vitesse, et c'est un genre d'avance qu'ils ne lui pardonnaient pas. Leurs conspirations, que les mesures de répression vigoureuse, naguère ordon- nées par le Gouvernement, les avaient forcés de remettre à des instants plus favorables, n'aspiraient qu'à renaître et à s'étendre. Dans les premiers jours du Consulat, ils s'étaient tenus en état d'observation vis-à-vis d'un chef, C{ui n'avait pas encore donné la mesure de son essor ambi- tieux. Pressés d'en être mieux instruits et de savoir s'ils ne découvriraient pas en lui le restaurateur tant invoqué, le Monk providentiel, ils avaient envoyé deux négociateurs secrets Fortuné d' And igné et Hyde de Neuville, qui devaient lui poser la question en deux mots royauté ou république. Talleyrand, qu'on avait fait pressentir, s'était chargé d'être leur intermé- diaire oiBicieux en cette étrange rencontre. Il avait paru se conformer en cela au désir d'un ex-baroli de Bourgoing, attaché à son ministère et qui se trouvait être un ami d'Hyde de TS'euville 1. On en avait conçu 1 H^de de Keuvillu recevait, le 23 frimaire de Tan VIII, au matin, en la maison où il était descendu, rue Saint-Honoré, cette missive de Bour- going, son compatriote du Nivernais et qui l'appelait, à cause de cela, son a cher pays » "Je venais vous dire, mon cher pays, que notre affaire est battue chaud. Hier soir, notre organe auprès de B... Bonaparte, me fit dire de passer chez lui, entre 9 et 10. J'en viens. Le résultat de notre entretien est aussi insignifiant que je pouvais le désirer. J'ai tout dit, tout révélé, sur vous, sur eux. On n'est pas d'accord sur tout, mais on est disposé à tout entendre... En conséquence, je siiis chargé de vous amener, à 4 heures précises, aujourd'hui même, chez T... .Talleyrand... .V. 3 heures trois 2 20 L !• P RINCE D K T A I, L i Y l\ A N I de grandes et fallacieuses espérances, dans les rangs royalistes. D'accord avec le Premier Consul, qui, de son coté, se flattait de gagner ces émissaires et leurs troupes à sa propre cause, Talleyrand leur avait promis toutes les cautions, toutes les garanties désirables, quant à leur sécurité personnelle; mais il ne s'était pas avancé jusqu'à leur certifier le succès auprès d'un homme de la trempe de 13onaparte, rien moins que disposée préparer le lit d'un autre roi que lui-même. Les délégués vendéens n'eurent pas de longues ques- tions à faire pour être fixés. 11 n'y fallut qu'une seule audience. La conversation avait été nette et précise; les termes employés par Bonaparte ne devaient leur laisser aucune incertitude. Ils rentrèrent chez eux sous l'im- pression qu'ils avaient de fort loin manqué le but 1. Mais, à présent, quelles chances meilleures de tra- vailler en armes pour le Roi! Bonaparte était loin, courant sur la route de Genève et préparant dans son cerveau, avant de l'exécuter à la tête de ses troupes, l'audacieuse diversion à travers les Alpes. La machine gouvernementale n'avait pas suspendu ses fonctions. Les actes étaient signés Cambacérès, avec ces mots quaiis, il y aura une voilure à votre porte. Si je n y suis pas, je serai déjà remis ^depuis plusieurs heures chez T..., et, à 4 heures précises, je des- cendrai de mon bureau pour vous attendre dans le salon et vous introduire... Au reste, si, avant notre réunion, vous voyez les intéressés, assurez-les bien qu'il y a pour eux, de la part de T..., de la part de B..., la sécurité la plus complète, qu'on leur donnera, à cet égard, toutes les cautions, que la loyauté, que l'ancien honneur français peuvent désirer et accorder, que B... y met une partie de sa gloire, qu'ainsi vous, moi, eux, devant lui seront aussi en sûreté qu'au sein de leur famille. A 3 heures trois quarts, donc, aujourd'hui. » Arch. nat., F. 7, 1 Sur celte entrevue, au Luxembourg, entre le Premier Consul et les mandataires des princes, que Talleyrand était allé prendre dans sa voi- ture, à un endroit convenu do la place Vendôme, v. les .V'/o/Ves d'Hyde de Neuville, t. II. sous CONSÙlyVT l/OFF ICIKL KT l/l.\TlME 221 en rabsence du Premier Cotmd. l^onaparte avait, en par- tant, proféré des instructions véhémentes contre qui- conque susciterait des éléments de troubles Frappez, avait-il écrit dans sa première lettre à ses collègues; frappez vigoureusement c'est la volonté de la France. » Il n'était plus là, cependant, ni ses soldats; et cette absence se faisait sentir à des symptômes marqués d'inquiétude ou d'espoir. La police et son chef, le ministre Fouché, se relâchaient comme intentionnelle- ment de leur surveillance habituelle. Les royalistes du dedans et du dehors s'agitèrent. Ainsi qu'il en avait été sous le Directoire, la Vendée ressuscitait, à Paris même. Plusieurs factions de l'Ouest, au cœur de la capitale, manœuvraient, intriguaient. Elles n'étaient pas les seules. Les républicains ou plutôt les fonctionnaires de la République avaient interrogé l'avenir d'un esprit perplexe. Que deviendraient-ils, si Bonaparte, exposé comme il l'était, chaque jour aux hasards de la guerre, tombait frappé d'une balle, sur les champs de bataille de l'Italie? Il leur eût été bien fâcheux et malencon- treux d'être pris de court. Des projets avaient germé dans plusieurs cerveaux pleins de ressources, au Sénat et ailleurs, pour aviser aux éventualités et d'abord au choix du suc- cesseur possible de Bonaparte. Le nom de Carnot avait été prononcé. Fouché tenait en réserve Berna- dotte, espérant bien, après l'avoir poussé à la première place, s'}" introduire avec lui et le gouverner. Talley- rand ne restait pas inattentif et sans mouvement, au milieu de ces brigues. L'idée que la mort de Bonaparte provoquerait des changements considérables avait certainement visité ses réflexions. Il n'était pas de ceux qui se laissent surprendre par les événements. 222 LK PHINCK l>K TALLKYIIAM» Ce qui est, se disail-il, est fort peu de chose, toutes les fois que l'oa ne pense pas que ce qui est produil ce qui sera. >"avait-ii pas adopté déjà cette maxime, pour expliquer toutes ses variations passées, présentes et futures? Doucement, habilement, il combinait ses calculs et disposait ses chances, sans se découvrir ni s'exposer, se tenant en contact avec tout le monde, mais ne se livrant à personne, surtout ne prodiguant point de ces offres prématurées, qu'eût rendues périlleuses et vaines le retour inopiné du vainqueur, gardant, du côté de l'étranger, des intelligences utilisables pour l'avenir, enfin se ménageant des facilités, au dedans comme au dehors, pour qu'on sût trouver en lui, quoi qu'il advînt, l'homme de la situation. 11 fréquentait les tribuns et sénateurs d'opposition, renouait avec Siéyès mal consolé de sa déception récente et si profonde, assistait au diner mensuel des brumairiens, marquait des complaisances anticipées pour la faction dite orléaniste, protégeait les émigrés, entretenait avec les représentants de Louis XYIII des rapports de société, en évitant de leur parler, ne fût-ce qu'à mots couverts, un langage désespérant, et permettait à M"'"" Grand, sa maîtresse actuelle et sa future épouse, de se dire roya- liste 1. C'était bien là cette infidélité prévoyante, qui lui rendra tant de services, le long de la vie. Et les agences anglo-royalistes se reprenaient à fonc- tionner. Les effervescences de l'Ouest et du Midi redou- blaient. Il n'était pas jusqu'aux ex- terroristes du dernier ban, anarchistes et babouvistes, pour lesquels ne s'étaient pas trouvées de places, qui n'eussent aussi tl Cf. Alb. Vandal, l'Arèneihenl de Bonaparte, t. II ; Ernest Daudet,. Histoire de l'émigration, II. s 0 l s J. K C 0 N S L' L AT KO F F I C I K L K T L I N T I .M F. 22i leur organisation et leurs conciliabules. En résumé, IVsprit de conspiration était partout, aussi bien dans l'Anae des associés de Bonaparte, prévoyant la nécessité d'un gouvernement de rechange » que dans celle des ennemis les plus déclarés de la constitution de l'an VIII. En tous lieux remuait l'intrigue, guettant le renverse- ment possible de la république consulaire par la défaite ou la mort de Bonaparte. Le coup de tonnerre de Marengo dispersa ces A'apeurs obscures. ïalleyrand se félicita de ne s'^être pas avancé au delà des bornes d'une sage expectative, — quoiqu'il eût été fort près de les dépasser. On n'ignore pas, en effet, qu'il faillit être mis en mauvaise posture, dans l'affaire Dupérou, par les dénonciations de cet étrange person- nage, ex-directeur de la contre-police royaliste et qui chargea Talleyrand d'imputations positives et graves I, pour la plus grande joie de son rival Fouché. Mais on n'en tint pas autrement compte et cette ténébreuse affaire n'avait pas eu de suites fâcheuses. Toute l'attention était au triomphe décisif du Premier Consul. Les machina- tions hostiles s'étaient arrêtées instantanément. L'àme entière du pays vibrait d'enthousiasme dans l'admira- tion de la victoire et les espérances de la paix. Les généraux français étaient restés les maîtres du champ de bataille. C'était au tour de la diplomatie d'intervenir. Talleyrand se tint prêt à négocier. Les journées de Marengo et de Hohenlinden, l'approche de Il De In trahison d'un principal emplour des lieladonsexlrrieiires. Arch. Nat. V. 7,6-2 'i". 2-2i l-K l'I'.INCI- DE TALLKYliAND Brune et de Macdonald, qui s'ôlaient réunis dans les Alpes du Trontin, avaient forcé François II à signer l'armistice de Steyer. Six mois après, Joseph Bonaparte et Talleyrand avaient rejoint le plénipotentiaire de l'empereur d'Allemagne, à Lunéville. On conclut bientôt le traité 1, mais à des conditions qui n'étaient pas tendres pour l'Autriche et qui donnaient à penser qu'elle ne s'y tiendrait pas longuement. Les puissances réunies de la fortune, de la guerre et de la paix comblaient de leurs faveurs le Premier Consul. Une convention arrêtée, peu de mois aupara- vant, entre Joseph Bonaparte et des mandataires de l'Amérique du Nord, av^il rétabli l'harmonie des rela- tions troublées, depuis 1704, entre les deux Répu- bliques. La guerre civile rallumée dans les provinces de l'Ouest venait de prendre fin. A l'extérieur, non seulement le tzar Paul I" avait adhéré formellement au pacte d'alliance franco-russe, mais il avait promis son concours le plus actif pour agir avec la France contre la Grande-Bretagne, qui violait, disait-il, tous les droits des nations. Or, Bonaparte n'avait pas aljandonné son ancien plan. 11 était prêt à engager contre les Anglais cette partie suprême, dont l'Egypte et l'Orient seraient le prix. Il n'avait pas cessé de porter dans cette direction son esprit et ses yeux. Au mois de mai 1800, pendant qu'il faisait campagne conire l'Autriche, il écrivait à son ministre Talleyrand. Il serait bien important d'avoir quelqu'un en Russie. L'empire ottoman n'a plus longtemps à exister, et si Paul I" y porte ses vues, nos intérêts deviendront communs. » 1 9 janvier 1801. sous LE CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIj/^IE 225 A quelques jours de là, il était revenu sur la ques- tion avec insistance 11 faut donner au tzar des marques de considéra- tion. Cela devient absolument nécessaire. Notre chargé d'affaires, à Hambourg, pourrait lui faire des ouver- tures générales et flatteuses. Voyez à prendre un parti. » On avait, à présent, les mains libres. Une aide amicale et puissante s'était offerte. La victoire de l'amiral Linois à Algésiras, les succès de Latouche-Tréville contre Nelson lui-même et le spectacle de l'admirable activité qui se déployait sur les côtes françaises, devaient échauffer les courages. L'Angleterre semblait isolée du reste de l'Europe, pour la première fois, depuis les grandes guerres de la Révolution. Il fallait se hâter d'en tirer avantage, pour enfin vider le diffé- rend, seul à seul. Et Bonaparte poussait avec une ardeur fiévreuse ses préparatifs d'invasion. Il se voyait à la veille de réaliser son apostrophe au diplomate anglais Hawkesbury; contre Carthage renouvellerait donc la grandeur de Rome. Trois mauvaises nouvelles écla- tant à la fois l'entrée des Anglais en Egypte, l'assassi- nat de Paul I", le triomphe de Nelson dans la Baltique, l'obligèrent à suspendre ses visées, à transformer ses plans. Ce fut un retournement complet de la situation, ïalleyrand, dont le front s'était assombri à l'image d'une guerre nouvelle se déchaînant sur la terre et sur l'onde, put se réjouir des négociations étaient entamées avec le ministère Addington. William Pitt avait quitté la place, et les tendances premières du nouveau cabi- net s'étaient annoncées pacifiques. Ces conversations diplomatiques étaient de bon augure ; mais elles n'allèrent à leurs fins, ni si vite, ni si aisément qu'on en avait conçu l'espoir. 15 226 LK PRINCE Di; TALLEYRAND Auxp remiers mots échangés avaienl commencé les tiraillements et, surtout du côté de l'Angleterre, les résistances. Bonaparte dictait ou faisait écrire à Talley- rand pour Joseph à Londres, pour Otto à Amiens, des notes sur Malte la partie brûlante du débat, sur la Porte, sur les Barbaresques et la police de la Méditer- ranée, dont chacune tournait en éléments de discussion Apre et serrée. Les projets se croisaient avec les contre- projets. On usait le temps en des protocoles dilatoires, que ne servaient pas à raccourcir les allées et venues des courriers entre Amiens et Paris. Bien que le cabinet anglais eût accepté la condition préalable posée par le Premier Consul et le ministre Talleyrand d'exclure des négociations les affaires du continent 1 République cisalpine 2, Piémont, Suisse, Hollande, ses idées, ses intérêts propres, n'arrivaient pas à se fondre avec ceux du gouvernement français. Les entretiens directs de Bonaparte et de lord Gornwallis demeuraient à longue distance des nécessaires conclusions. On croyait toucher au but, et ce but s'éloignait toujours. Les inipatiences du Premier Consul 3 avaient peine à se contenir dans les justes bornes de la réserve diplomatique. Sous sa dictée impérieuse, Talleyrand avait dû joindre aux 1 Vous regarderez comme positif que le Gouvernement ne veut entendre parler ni du roi de Sardaigne, nidustathouder, ni de ce qui con- cerne les affaires intérieures de la Batavie, celles de TAllemagne, de l'Hel- vélie, et des républiques d'Italie. Tous ces objets sont absolument étran- gers à nos discussions avec l'Angleterre. » Talleyrand, Lettre à Joseph, 20 novembre 1801.. 2 Au lendemain de Marengo, Bonaparte avait improvisé à la Cisalpine un gouvernement provisoire et chargé Maretavec Rœderer de lui préparer un projet de constitution. Le plan en fut communiqué à Talleyrand par Rœderer. Il faut, commença-t-il de dire, qu'une constitution soit courte et... » Il allait ajouter claire. Et obscure », interrompit Talleyrand. 3,1 Si le courrier qui apporte la nouvelle arrive, à Paris, le 10, avant 9 heures, il aura 600 francs. » Bonaparte. ie///e Joseph, 18 mars 1802}. sous LK CONSULAT L OFFICIKL ET L INTIMI- 227 instructions destinées à Joseph, le grand signataire de la période du Consulat, ces mots presque comminatoires Nous nous rendons faciles sur tous les points, mais ce n'est pas par crainte. Je vous envoie le Moniteur, qui vous portera des nouvelles de l'arrivée de la flotte à Saint-Domingue... Finissez... Finissez doncl » Mais il ne dépendait pas de la bonne volonté de Joseph d'en finir. On eut encore à délayer bien des objections, comme à résoudre bien des propositions et contre- propositions, avant de se dire enfin d'accord. On eût pensé que les deux parties en présence dussent également se tenir pour satisfaites. La France, qui avait perdu toutes ses colonies, les recouvrait toutes, sans qu'elle eût elle-même rien à restituer; et l'Angle- terre acquérait de nouvelles conquêtes en faisant la paix. Il est vrai qu'elle avait promis de se dessaisir de Malte; mais promettre n'est pas donner. On s'en aperçut assez par la suite. Trop libérale des biens qui n'étaient pas â elle, la France avait taillé sur les possessions de ses alliés pour contenter sa plus persévérante ennemie. Talleyrand désapprouvera, quelque jour, cette part évidente d'iniquité dans le traité d'Amiens. Sa corres- pondance de 1802 atteste qu'il se mettait moins en peine, alors, des intérêts légitimes de la Hollande et de l'Espagne, qui avaient été engagées dans la lutte contre l'Angleterre par la France et pour elle seule 1. Une 4 Lisons plutôt cette lettre du ministre au Premier Consul a 20 messidor, an IX i9 juillet 1801. > Général, » Je viens de lire avec toute l'attention dont je suis capable la lettre d'Espagne... Il me semble que l'Espagne qui, à toutes les paix, a gêné le cabinet de Versailles par ses énormes prétentions, nous a extrêmement dégagés dans cette circonstance. Elle nous a tracé elle-même la conduite que nousavonsà tenir. Nous pouvons faire avecl'AngUterro ce qu'ellea fait 228 l' DE TALLKVRAND fois de plus, les faibles étaient trailésen vaincus. Cepen- dant, l'opinion anglaise réclamait encore. Elle accusait ses ministres d'avoir mis en péril la suprématie maritime, industrielle et coloniale de la reine des mers. Enfin, après quelques dernières hésitations dans la forme, et parce qu'elle avait besoin d'une trêve, si courte fùt- elle, l'Angleterre se décida à signer les fameux articles d'Amiens 1. On attendait cette signature impatiemment, à Paris; le ministre des Relations extérieures l'eut en main, avant le chef de l'État, et dans des circonstances curieuses à rappeler. Le grand résultat si laborieusement préparé et qui, à plusieurs reprises, avait failli se dissoudre dans l'in- succès, était donc réalisé, Talleyrand en avait par devers lui, les clauses bien arrêtées; c'était l'entente rétablie, les maux de la guerre suspendus il en était profondé- ment heureux. L'air qu'il respirait, ce jour-là, lui sem- blait d'une douceur, qu'il n'avait pas connue depuis longtemps. Cependant, son visage n'en découvrait pas l'impression. Sa contenance n'en avait pas été modi- fiée, d'une ligne; son calme extérieur était resté tout aussi complet que d'habitude. Et quand il eut à pré- senter à Napoléon, qui l'attendait anxieusement, le texte du traité, il ne témoigna aucune hâte à le faire, avec le Portugal; elle sacrifie les intérêts de son alliée, c'est mettre à notre disposition l'île de la Trinité dans les stipulations avec l'Angleterre. Si vous adoptiez cette opinion, il faudrait alors presser un peu les négo- ciations à Londres, et s'en tenir à faire de la diplomatie, ou plutôt de l'er- goterie à Madrid, en restant toujours dans des discussions douces, dans des explications amicales, en rassurant sur le sort du roi de Toscane, en ne parlant que des intérêts de l'alliance, etc .., en tout, prendre du temps à Madrid, et précipiter à Londres. » 'Lettre de Talleyrand à Bona- parte, ap. Pierre Bertrand, p. 5. 1 26 mars 1802. sous LK CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIME 229 Auparavant, il jugea préférable de ménager ratlenlion du Premier Consul sur des détails du jour, d'une moindre importance, dont celui-ci n'aurait plus daigné s'occuper ensuite. Ce fut une des rencontres où le plus manifestement éclata avec quelle maîtrise ce fleg- matique pouvait se dominer. Bonaparte était ner- veux; pourquoi n'avait- il pas encore reçu le texte signé de la chancellerie anglaise? Tranquillement, son ministre gardait en poche la pièce diplomatique. Il pos- sédait son impassible physionomie de tous les jours, tandis qu'il passait en revue avec le Premier Consul, nombre d'affaires de divers ordres, comme des restes de comptes qu'il fallait purger avant d'aborder l'essen- tiel. Enfin le dernier de ces documents accessoires ayant été soumis à l'approbation du chef de l'État, Tal- leyrand fit une pause, et lui dit en souriant — A présent, je vais vous faire un grand plaisir; le traité est signé, le voilà. » Bonaparte sursauta — Comment, s'écria-t-il, ne me l'avez-vous pas annoncé tout de suite? » — Ah ! parce que vous ne m'auriez plus écouté sur tout le reste. Quand vous êtes heureux, vous n'êtes pas abordable. » Soit qu'il ne voulût pas trahir plus d'émotion que son ministre, soit qu'il eût senti dans cette force silen- cieuse et cette possession de soi des moyens d'énergie calme, dont il pourrait se servir, le Premier Consul n'ajouta pas un mot. Considérée sous des aspects élargis et avec l'espoir qu'elle ne serait pas ce qu'elle fut un armistice pro- longé, cette paix était un immense bienfait pour la France. EtTalleyrand, dont elle comblait les vœux, l'avait 230 . PRINCE DE TALLKYFiAND admirablement senti, en exposant que la République française, en 1802, jouissait d'une puissance, d'une gloire, d'une influence telles que l'esprit le plus ambi- tieux ne pouvait rien désirer au delà pour sa patrie. En moins de deux années, elle était réellement passée d'une situation profondément incertaine et troublée au premier rang des puissances en Europe. Cette heure radieuse fut exaltée, à Paris et dans les départements, par l'éclat des fêtes officielles. Le 18 avril, jour de Pâques, les pompes catholiques et v les pompes militaires s'étaient confondues dans l'apparei 1 le plus imposant. Pour la première fois depuis dix années, le bourdon de Notre-Dame ébranla les airs de sa voix puissante. Et les accents du Te Deiim, dans l'intérieur de la cathédrale remplie d'une assistance magnifique, célébrèrent la double réconciliation de la France avec l'Europe et avec elle-même. Car la Révolu- tion avait fait aussi la paix avec Dieu, c'est-à-dire avec l'Église. Dès le mois de juin 1800, Bonaparte avait engagé des ouvertures du côté de la cour de Rome en usant, pour intermédiaire, du cardinal Martinani, évêquede Vicence. Par une haute conception politique, il s'était promis d'apparaître aux peuples comme le restaurateur de la religion et d'ajouter a ses moyens d'autorité le con- cours spirituel et moral du clergé de France. Rouvrir les églises au culte de la majorité des Français, s'atta- cher les forces immenses de ce clergé, zélateur tradi- tionnel des gouvernements autoritaires, en lui rendant sa hiérarchie, ses usages représentatifs, ses privilèges sociaux et la sécurité matérielle, c'était enlever aux sous LE CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIME 231 prétendants du royalisme la meilleure de leurs chances; c'était affermir l'une des bases essentielles d'un nou- veau système monarchique aspirant à durer. Nulle préférence solide de doctrine, aucune impulsion reli- j?ieuse vraiment sincère et profonde n'avait porté le Premier Consul à l'accomplissement de ce grand acte. On en eut la preuve surabondante à la vivacité de ses mercuriales aux délégués du Saint-Siège, dès que se levait un point de litige, aussitôt que perçait un vice de forme blessant la suzeraineté du chef de l'État; on s'en apercevra plus encore à la violence de ses démêlés avec le pape, qui lancera contre lui, en dépit du Con- cordat, les foudres de l'excommunication. Le réalisme de son génie, n'était-ce pas le seul et véritable mobile inspirateur de cet homme de domination, qui se fût aussi bien institué le calife de Mahomet, s'il eût eu à gouverner des populations musulmanes? Quand il tenta d'asservir l'Egypte et la Syrie, il avait proclamé d'une voix très haute, afin d'être au loin entendu des tribus courbées sous la loi du Coran, sa résolution d'embrasser les idées et les croyances de l'Islam. Avec un sens aussi clair des penchants humains, qu'un chef d'État doit savoir flatter chez ses concitoyens ou sujets, pour être mieux en force et en puissance de les con- duire, de les maîtriser, il avait dit en propres termes à des chrétiens, en 1799 Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon. » Dans la grande question du Concordat, Talleyrand avait des intérêts directs et indirects à pousser aux négociations. Il y aida de toutes ses forces, de toute sa compétence et sa dextérité, jusqu'au moment diflicile où, ayant voulu glisser dans le contrat une clause par- ticulière et imprévue la clause de M'"'' Grand », il y 232 LK l'KINCK DK TALLEYRAND rencontra des oppositions, qui faillirent tourner à contre- sens son zèle agissant. Sur les aflaires romaines, il était ontendu autant qu'on le pouvait souhaiter. 11 en possédait à fond la lettre et l'esprit. Lui-même s'y fût démêlé très adroitement, si le hasard avait voulu, qu'au lieu d'être un personnage de diplomatie en France, il eût été l'une des têtes de cette cour de Rome. N'était- ce pas lui le diplomate-évêque, qui disait Pour faire un bon secrétaire d'État, à Rome, il faut prendre un mauvais cardinal? » Il eût été ce cardinal, sûrement. Son concours fut apprécié, comme il méritait de l'être, dans les conseils du Vatican. Le mandataire de Rome, Gonsalvi, qui, souventes fois, s'asseyait à la table excel- len tedu ministre, netarissait pas d'appréciations flatteuses à son égard. Et le Saint-Père y donnait son suffrage d'un plein assentiment. Indulgent aux erreurs de l'an- cien évêque d'Autun, qu'il ne désespérait pas de con- vertir et de ramener dans les premiers rangs de l'Eglise, sympathique à l'homme d'esprit que Talleyrand fut tou- jours. Pie VII renforçait la bonne opinion du cardinal, en lui répondant, un jour, moitié riant, moitié sérieux M. de Talleyrand! Ah!... ah!... que Dieu ait son âme, mais moi, je l'aime beaucoup! » Et l'ex-prélat se montrait fort content de l'apprendre, ayant à cela d'excellentes raisons. En dehors des graves considé- rations d'utilité morale et politique dont il était péné- tré, quant au Concordat, il avait l'énergique désir, pour son compte personnel, de liquider une situation fausse, de se réconcilier avec le Saint-Siège, et de régu- lariser, une fois pour toutes, son entrée dans la vie séculière. Moitié de bonne grâce, moitié par pression diploma- tique, il obtint le bref désiré, qui le libérait de toute sous LE CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIME 233 attache avec son passé sacerdotal, et dont il étendra la latitude au delà de ce qu'on pensait lui accorder, en s'affranchissant du célibat et contractant mariage . Ce bref papal, avec les restrictions implicites qu'il contenait, et par-dessus lesquelles on sauta lestement, au moment de l'utiliser, Talleyrand ne l'avait pas emporté, disions- nous, d'une manière si facile ni si prompte. Il fallut mettre en mouvement bien des courriers, échanger bien des textes et des contre-textes, beaucoup correspondre, intervenir et s'agiter; il fallut, à trois fois, s'y reprendre, avec le concours très appuyé de Bonaparte 1, pour aboutir au dénouement de cette comédie politico- religieuse, couronnée par le mariage de Talleyrand avec la belle Indienne » . Au début de l'affaire, il ne prévo^'ait pas les ép3u- sailles auxquelles il s'arrêta, bon gré mal gré, mais il avait envisagé la perspective qu'un jour viendrait où son ancien vœu de célibat lui deviendrait une gène; et il avait voulu s'en affranchir d'avance, à la première occasion qui lui serait offerte d'en aborder le sujet. Dès le 26 janvier 1801, l'abbé Bernier, délégué du gouver- nement français, avait posé la question des prêtres, que la tourmente révolutionnaire avait écartés du sacerdoce et qui s'étaient mariés. Le Premier Consul, soufflé par son ministre, pensa résoudre la difficulté d'un seul coup, en manifestant le désir qu'on insérât, sous forme d'addition spéciale au Concordat, un article faisant rentrer dans la classe des simples citoyens les 1 Bonaparte s'y était engagé à fond J'envoie à Votre Sainteté, écrivait-il au pape, une noie qui m'est remise, relative à une demande d'un bref do sécularisation pour le citoyen Talleyrand. Cette demande m'est personnellement agréable. » [Correspon- dance de Napolnm I", t. VII, n" 60'J9, 4 prairial an X. 234 LE PRINCK DE TALLEYRAND ecclésiastiques ayant notoirement renoncé à leur état. C'était élémentaire, c'était expéditif et concluant. Mais, du côté de Rome, on avait arrêté au passage Tentre-filel suspect. Le représentant du Saint-Siège, le cardinal Spina, le déclara sans ambages au cardinal Consalvi Je ne sais si le ministre Talleyrand veut y être com- pris, mais j'ai bien fait savoir que ni un évèque, ni qui- conque, qui est lié par des vœux solennels, ne peut jouir de l'indulgence apostolique ». On mit à contribu- tion toute une longue procédure canonique, aux fins de confirmer et de justifier cette manière de voir, qui était celle du pape, et sur laquelle Pie VU s'était expres- sément expliqué dans une missive personnelle à Bona- parte 1. L'histoire entière de l'Église ne renfermait pas un exemple de cette indulgence admise et contraire au règles primordiales de la discipline ecclésiastique. Avec une insistance, qui ne se lassait pas, Talleyrand tournait et retournait la cause de toutes les manières, entravant au besoin les pourparlers d'ordre général, soulevant des obstacles, grossissant les difficultés, pour forcer le consentement du Saint-Père et menaçant Il arte poserait de lui-même à l'autorité dont il était investi une juste et prudente limite? Il ne dut pas en conserver longtemps l'illusion, à supposer qu'il l'eut jamais. Si Ton accueille les étrangers, si l'on favorise le retour de l'émigration, il est deux espèces de gens les députés et les journalistes, dont on se débarrasse lestement; des ordres d'exil ont atteint des femmes et des hommes d'âge, dont le seul crime est d'entretenir des correspondances considérées comme suspectes et de dénigrer le régime nouveau. Du côté de la politi[ue extérieure se prononce un changement d'orientation, dont s'inquiète, pour le pré- sent et surtout pour l'avenir, la lucidité du diplomate. Comme il l'exprime avec tant de précision, en ses Mémoires, la paix d'Amiens était à peine conclue que la modération commençait d'abandonner Bonaparte. Elle n'avait pas encore reçu sa pleine exécution qu'il jetait les semences des nouvelles guerres, qui devaient, après avoir accablé l'Europe et la France, le conduire lui-même à la ruine. Il avait engagé sa parole dans la employée; et, peu après, il le destitua. Le grand-juge Régnier s'élait trop avancé en lui promettant la condamnation à mort de son ancien frère d'armes; il n'eut pas cette sentence capitale attendue contre Moreau. LE DUC d'eNGIIIEX, ENFANT Tableau de Schillip Musée te Versailles I L AUBK IMPÉRIALE 289 promesse de restituer le Piémont au roi de Sardaigne, immédiatement après la paix de Lunéville; mais, ayant, chemin faisant, considéré qu'il n'avait accompli d'autre œuvre par ses victoires que de confirmer les conquêtes de la Révolution ; qu'il n'y avait pas ajouté de territoire nouveau, et qu'il lui fallait de ces titres d'agrandisse- ment et d'annexion pour donner plus de force à son âpre désir de régner, il avait jugé bon de passer outre et de garder le dépôt, qui avait été mis entre les mains de la France. Le fait arbitraire de la réunion du Pié- mont une fois accompli, puis ratifié par l'approbation complaisante du Sénat, on avait pensé que cette violation du droit des gens, déguisée sous le nom de conquête, n'aurait pas d'autre conséquence qu'une protestation muette et impuissante. Il ne plut pas au gouvernement anglais d'en entretenir l'illusion chez Bonaparte. Main- tenant que des embarras extérieurs ne troublaient plus la liberté de son action, il saisit le prétexte de cette dépossession du roi de Sardaigne pour garder Malte et reprendre les armes contre la France. Des espérances indéfinies semblaient permises. Des flatteurs ou des admirateurs candides se croyaient auto- risés à faire entendre, du haut d'une tribune, des paroles telles que celles-ci, toutes parfumées d'encens et fleuries d'optimisme Quel chef de nation montra jamais im plus grand amour pour la paix? S"il était possible de séparer riiistoire des négociations du Premier Consul de celle de ses exploits, on croirait lire la vie d'un magistrat paisible, qui n'est occupé que des moyens d'afTermir la paix. M. de Vaublanc avait à peine achevé son allocution, aux applaudissements de tout le Corps législatif, que la nouvelle éclatait, désastreuse, de la rupture entre 19 290 LE PRINCE liE TALLEYRAND l'Angleterre et la France. Nul ne déplora >lus que Tallejnind cette déclaration de guerre, qui ouvrait la digue à des complications sans fin. * * * La période consulaire approchait de son terme, pré- sentant dans son œuvre accom}lie un ensemble d'une véritable grandeur, mais ayant eu aussi, sous tant de gloire, ses taches, ses misères, ses mensonges, ses cruau- tés. Elle se ferma sur un épisode tragique l'exécution du duc d'Enghien. Les responsabilités de ce crime d'État furent étendues des principaux acteurs à des témoins de première ligne, principalement à Talleyrand. Qu'y eut-il en cela de vrai? La question nous oblige, en dépit de tant de pages amoncelées déjà sur ce sujet, à y prolonger notre attention. Le hardi Breton Cadoudal, au cours des interroga- toires qu'il soutint d'une contenance si fière et si assurée, avait déclaré que la conspiration dont il était le chef devait être appuyée par un prince de la famille royale. Sur cette parole imprudente, la police avait été mise en mouvement pour rechercher en quels lieux se trouvaient, réunis ou isolés, tous les princes de la mai- son de Bourbon. Le duc d'Enghien était le plus près de la France; il fut choisi comme victime exemplaire et pour servir de leçon aux prétendants. Il habitait, depuis peu de temps, à Etteinheim, dans le pays de Bade, non loin de celle qui possédait le secret de son cœur, la douce princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. Pétri d'honneur, ardent et chevaleresque, éloigné de toute idée de basse manœuvre, il attendait, dans le silence, une occasion possible de combattre pour son drapeau, L AUBE IMPKRIALE 291 mais dans les rangs d'une armée. Je ne sais pas servir mon roi en frac, écrivait-il, à moins que ce ne soit l'uniforme de la Vendée I. » Quelle voix révéla le lieu de sa retraite? On prétendit et Napoléon l'affirma que cette voix fut celle de Talley- rand. Une telle délation n'aurait pas été nécessaire, s'il est croyable qu'elle se produisit, La police, avec ses mille ramifications et la source inépuisable de renseigne- ments, que lui fournissait le déeachetage organisé des lettres, le cabinet noir » comme on l'appelait, avait tous les moyens d'en être instruite ; on savait bien où le trouver. Sans doute, Talleyrand tint la plume, qui traça la note adressée au baron d'Edelsheim, ministre des Affaires étrangères du Grand-Duché de Bade et qui lui fut remise par le général Caulaincourt 2; il signa 1 Lettre du 2i novembre 1801. Être soldat, agir, combattre, fùl-ce contre la France et dans les rangs anglais, pour le roi, c'était, en vérité, son ardent désir. Le 26 août 1803, il écrivait à son père, le duc de Bourbon a Ne doutez pas que Bonaparte n'oubliera pas ce qu'il appelle notre folle insolence et, s'il arrivait malheur aux Anglais, ce ne serait pas en Europe que nous trouverions le repos et la liberté ». Le fatal nom que nous portons nous condamne donc à une nullité honteuse! », s'écriait-il dans une lettre du 22 septembre 1803. Le gouver nemont anglais venait de répondre par une fin de non-recevoir aux offres de service que le duc d'Enghien avait fait tenir à son ministre de la guerre, lord Habart. i2i Monsieur le baron, .le vous ai envoyé une noie, dont le contenu tendait à requérir l'arresta- tion du comité d'émigrés siégeant à Olïenbourg, lorsque le Premier Consul, par l'arrestation successive des brigands envoyés en France par le Gou- vernement anglais, comme par la marche et le résultat des procès qui sont instruits ici, eut connaissance de toute la part que les agents d'OlTenbourg avaient aux terribles complots tramés contre sa personne et contre la sûreté de la France. 11 a appris de même que le duc d'Enghien elle géné- ral Dumouriezse trouvaient à Etteinheim et, comme il est impossible lu'ils se trouvent dans cette ville sans la permissiondeSon Altesse Électorale, le Premier Consul n'a pu voir sans la plus profonde douleur qu'un prince auquel il lui avait plu de faire éprouver les effets les plu? signalés de son 292 LE PRINCE DE TALLEYRAND de sa main celle pièce officielle, dont on a fait l'argij- ment irréfutable de sa participation au meurtre du duc d'Enghien. Mais la lettre en question, que fut-elle, sinon une dictée de Bonaparte? Le secrétaire du porte- feuille de Napoléon, sous le Consulat et l'Empire, le baron de Méneval n'a-t-il pas expressément posé Taffirmation suivante, en soulignant les mots, comme pour leur attacher plus d'importance et plus d'authen- ticité lierihier, Talleyrand et tant d'autres n'ont pas donné ^ln ordre, nont pas écrit une dépêche, qui n'aient été dictés par Napoléon? » Talleyrand, en sa qualité de ministre, n'avait été que l'intermédiaire officiel 1, l'agent de transmission, désigné par le poste même qu'il occupait, à prévenir le grand-duc de Bade du fait qu'un détachement français allait se porter secrètement sur son territoire et en violer la neutralité, pour des rai- sons de haute police. Préalablement un émissaire avait été envoyé sur les amitié pour la France, pût donner un asile à ses ennemis les plus cruels et laissât ourdir tranquillement des conspirations aussi évidentes. En cette occasion si extraordinaire, le Premier Consul a cru devoir donner l'ordre à deux petits détachements de se rendre à Ofïenbourg et à Etteiniieini, pour y saisir les instigateurs d'un crime qui, par sa nature, mettent hors du droit des gens tous ceux qui manifestement y ont pris part. C'est le général Caulaincourt qui, à cet égard, est chargé des ordres du Premier Consul. Vous ne pouvez pas douter qu'en les exécutant, il n'observe tous les égards que Son Altesse peut désirer. 11 aura l'honneur de remettre à Votre Excellence la lettre que je suis chargé de lui écrire. Signé Ch .-Maurice de Il Nous relevons encore, dans les Mémoires de Méneval, une déclaration formelle, qui dissipe toute espèce de doute, à cet égard Le Premier Consul me dicta une lettre adressée au ministre Talleyrand pour luipres- crire les mesures diplomatiques à prendre. Aux termes de cet ordre, le ministre des relations extérieures devait remettre au général Caulain- court une letUv adressée au baron d'Edelsheim, ministre de l'électeur de Bade, lettre que cet officier porterait à destination, dés qu'il aurait appris l'arrestation du duc d'Enghien. » Méneval, /oc. cit., 1, p. I l'aube impériale 293 confins d'Etteinheim, afin d'y exercer une surveillance attentive des agissements du prince. A considérer de près et sans passion ses habitudes journalières, on eût constaté qu'il avait suspendu ses correspondances avec l'étranger, qu'il tenait la promesse faite au duc de Bourbon son père de ne plus passer la frontière, qu'il se livrait à son amour des fleurs passionnément pour les offrir à l'adorable Charlotte de Rohan, l'amante fidèle et tendre, la femme accomplie, à laquelle venaient de l'unir les liens d'un mariage conclu dans le mystère 1. On aurait appris, en outre, qu'il s adonnait aux plaisirs de la chasse, qu'il avait la main facilement ouverte pour secourir les malheureux, que s'il était, en son âme, désolé de cette inaction, il menait en fait une existence uniforme et paisible. Mais l'argus militaire au service du Premier Consul, un officier de gendarmerie, n'avait pas vu les choses sous cet angle inoffensif. Il revint persuadé, au contraire, que le duc d'Enghien était en correspondance active avec les émigrés du clan irréductible, qu'il leur prodiguait des excitations à la vengeance et que, s'il s'absentait des semaines entières, c'était pour resserrer la trame des complots, dont il était l'âme, contre la vie du Premier Consul. Ce furent les impressions qu'il rapporta, en y ajou- tant des révélations plus ou moins notoires sur les allées et venues de certains agents de l'Angleterre et des Bourbons, tels que le remuant Fauche-Borel et 1 Leurs secrètes épousailles furent bénies, à la fin de l'année 1803, par l'ancien grand-vicaire général de Strasbourg, l'abbé Weinborn. Des notes, restées inédites en partie, du baron de Roesch. l'un de ceux qui vécurent dans l'intimité la plus étroite du duc d'Enghien, ne permettent aucun doute sur cette conclusion de leur roman d'exil. 294 LE PRINCE DE TALLEYRANU Jeux femmes allemandes très exallées pour la môme cause, M"'"'' de Reische et d'Etteigheim. La lecture du susdit rapport, dont l'esprit de soupçon et d'inquiétude était fort exagéré, avait ému Bonaparte. Le 1 0 mars 1 804, il réunit en conseil les deux autres consuls, Régnier, grand-juge et ministre de la Justice, Fouché, Talleyrand ; et lui-même, prenant d'abord la parole, exposa le point essentiel, qui avait provoqué cette réunion. Des machi- nations criminelles étaient mises en jeu contre lui, chef élu de la France. Les conjurés attendaient la venue prochaine d'un membre de la famille des Bourbons, et qui n'était pas le duc de Berry, comme on l'avait avancé, mais bien le dernier des Condé, le duc d'Enghien. Ce personnage princier en voulait à sa vie; on avait des indices certains qu'il userait de tous les moyens en son pouvoir pour la lui ravir. De tels faits se trouvant éclairés d'une entière évidence, n'était-il pas en droit, lui, Bonaparte, d'user de représailles antici- pées, et de gagner de promptitude sur les plans homi- cides qu'on formait contre lui, en faisant arrêter le prince, n'importe comment et en n'importe quel lieu? La question était nettement étallie. Il attendait de connaître l'opinion successive des membres de son con- seil. Le trouble fut grand dans la réunion. On ne se décida pas tout de suite à répondre. Néanmoins, l'un des membres du groupe, acquis d'avance et complète- ment aux desseins du Premier Consul, prit, le premier la parole. D'une manière insidieuse, Fouché mit bout à bout des semblants de preuves' pour justifier un coup de main aussi hardi, qui mettrait fin aux hjdrcs sans cesse renaissantes des conspirations. Il voulait bien ajouter quoique étant à peu près sur du caractère illu- l'aUHE IMl'KUIALE 295 soire riine telle promesse que, d'ailleurs, si, après l'instruction du procès du prince, on ne le recon- naissait pas coupable, on serait à môme de réparer une erreur, et de le rendre à la liberté. Cambacérès tint un langage di fièrent. Il ne croyait point aux faits rapportés contre le descendant d'une 'apoléon avait hâte d'attaquer et de vaincre les Russes 312 LK l'IUNCK DK TÀLLKYRAND pour leur tendre ensuite la main, pour s'ouvrir avec eux ou sans eux, les voies de cet Orient fascinateur auquel il allait accéder, qu'il avait entrevu en Egypte et qu'il brûlait d'assujettir. Il laissait Talleyrand seul, à Schonbrunn, seul avec le secrétaire d'État, Maret, qu'il savait bien n'être pas son ami de cœur, La perspective de ce tète à tête pro- longé ne réjouissait ni celui-ci, ni celui-là. Tous deux considéraient sous un angle opposé les événements et les hommes. Ils ne professaient pas la même nature de sentiments non plus, à l'égard de l'Empereur, auquel Maret avait voué une obéissance idolâtre, qui s'affichait telle. Qu'auraient-ils à s'entre-dire, dans les apparte- ments déserts de Schonbrunn? Ils y vivaient à côté l'un de l'autre sans intimité. Par bonheur, Rémusat, qu'on avait chargé d'apporter de Paris à Vienne les ornements impériaux et les diamants de la couronne, vint un peu détendre et réchauffer cet état de relations. Talleyrand s'ennuyait de ses journées grises, à Schon- brunn; il fut heureux d'y voir Rémusat, qu'il honorait d'une sympathie sincère et qui la lui rendait en atta- chement. De prime abord, dans le service de la Cour et les échanges de rapports, qui en étaient les suites forcées, le comte de Rémusat ne s'était pas livré d'un plein abandon à la bienveillance du grand dignitaire. Comme par hasard. Napoléon avait fait le nécessaire pour lui inculquer le doute et lui conseiller la réserve. Il n'en- trait pas dans ses goûts qu'ils fussent de si bon accord tous deux. Semer l'herbe de zizanie sur les chemins de rencontre, où ceux de son entourage avaient chance de s'entendre et d'unifier leurs sentiments, c'était son plaisir, sa distraction, outre que cette manière d'isoler VKRS l'apogkk ;J13 ses serviteurs du premier ou du second degré lui paraissait un moyen excellent de les tenir sous sa loi unique. Peu à peu, cependant, le grand chambellan elle premier chambellan avaient lié un commerce plus suivi, par l'entremise de la spirituelle M"'" de Rémusat. Et l'empereur, qui en eut vent, avait feint un intérêt subit à prévenir Rémusat qu'il s'égarait sur une fausse route Prenez garde, lui disait-il avec un air de bonhomie, qui ne lui était rien moins que naturel, M. de Talieyrand veut se rapprocher de vous, mais j'ai la certitude qu'il vous veut du mal. Et cet homme modeste et simple, s'était demandé Pourquoi M. de Talieyrand me voudrait-il du mal? » Il était resté sous une vague appréhension, dont il eut quelque peine à se défaire et qui dura peu. Malgré les préventions adroitement semées, les contacts se rendirent plus fréquents et plus cordiaux. Talieyrand s'était fait prévenant et attirant, comme il savait l'être. En l'âme de Rémusat ne subsistait plus qu'une velléité, une ombre de suspicion, lorsqu'il écrivait à sa femme dans une lettre datée de Milan, le 7 mai 1805 M. de Talieyrand est ici, depuis huit jours. Il ne tient qu'à moi de le croire mon meilleur ami. Il en a tout le langage. Je vais assez chez lui; il prend mon bras, partout où il me trouve, cause avec moi à l'oreille, pendant deux ou trois heures de suite, me dit des choses qui ont toute la tournure de confidences, s'occupe de ma fortune, m'en entretient, veut que je sois distingué de tous les autres chambellans. Dites-donc, ma chère amie, est-ce que je suis remis en crédit? Ou bien plutôt aurait-il quelque tour à me jouer? Comme on le voit, il n'était pas encore tout à fait rassuré. Ce vague se dissipa pendant le voyage en Alle- magne. Déjà, à Strasbourg, Talieyrand s'était affermi dans la conviction qu'il s'était formée de la droiture de son caractère et de la rectitude de son jugement. L'ami- tié avait pris racine; elle se consolida à Schonbrunn. 314 LK PIUNCK DK TALLEYRAND Si retenu, d'habitude, en ses paroles, Talleyrand s'ou- vrait à Rémusat sur les idées politiques mêlées de craintes, que lui suggéraient les victoires des armées françaises, sur l'enivrement qu'en ressentiraient l'Empe- reur et ses généraux, sur les défauts énormes de son caractère et les mille diflicultés, qui en résulteraient, s'il ne parvenait pas à se modérer, à se limiter. Et Rémusat, flatté de ces confidences, dont il partageait les inquiétudes, écrivait souvent à la compagne aimable dont il était séparé combien était profitable à son intel- ligence tout ce que sa familiarité avec M. de Talleyrand lui permettait de comprendre et de découvrir. Elle- même, comme elle en traduisait délicatement l'impres- sion, commençait à penser avec intérêt à un homme de ce mérite supérieur, qui adoucissait pour son mari ce que l'absence et l'ennui avaient de plus pénible. Chargé de conduire des négociations préliminaires avec Stadion et Giulay, TalIejTand ne désespérait point de faire triompher les avis de la modération. On exi- geait de l'Autriche l'abandon de rAUemagne, de la Suisse et de l'Italie. Il proposa de lui donner des in- demnités en Orient la Moldachie, la Valachie, la Bes- sarabie; grâce à l'annexion de ces provinces, on lui rendrait l'unité plus compacte d'un grand état danu- bien ; on en ferait le boulevard de l'Europe contre les Russes. Tel était, au sens du grand diplomate, avant Austerlitz, la vraie solution des guerres engagées depuis tant d'années et qui ne s'arrêtaient, un moment, que pour se renflaramer avec plus de violence. L'his- toire contemporaine, par d'illustres exemples, devait prouver combien étaient prudentes et fortes ces consi- dérations à longue portée. IV'a-t-on pas encore, dans les chancelleries, la mémoire fraîche de l'extrême habi- VERS l'aPOGÉK 31o leté avec laquelle, au Congrès de lîerlin, le prince de Bismarck s'inspira des idées de Talleyrand pour trans- former une puissance ennemie en alliée sûre et fidèle, affermissant sa victoire, mais s'appliquant à consoler l'Autriche de Sadowa, l'éloignant de l'Alle- magne, qu'elle avait, autrefois, dominée, mais la pous- sant vers l'Orient, l'y soutenant, enfin édifiant, comme une solide barrière contre les appétits d'expansion russe, l'union des puissances centrales? Par la réalisation lente de ce programme auquel l'Autriche n'était peut-être pas, dès lors, suffisamment préparée, Talleyrand voyait les Habsbourg déplaçant la zone de leurs ambitions, s'écartant des points de fric- tion périlleux, supprimant en quelque sorte tout pré- texte de conflit entre eux et la France napoléonienne. Ils n'auraient plus été les adversaires permanents, mais des alliés véritables, intéressés à contenir les envahis- sements de la politique russe. C'était l'apaisement pro- longé pour l'Europe ne serait plus resté devant Napoléon qu'un seul terrain de lutte à libérer, un seul adversaire à réduire ou à rallier l'Angleterre. Est- il certain que l'Autriche encore si éprise de ses belles possessions italiennes, se fût laissé' persuader et qu'elle eût converti ses vues à ce changement d'orien- tation? On n'eut pas à en faire l'expérience. Napoléon, tout en poursuivant avec une âpre ardeur la défaite des troupes d'Alexandre, s'obstinait dans la conception oppo- sée, qui était de partager l'Orient avec la Russie. Talley- rand insistait pour qu'il examinât de plus près ses rai- sons, ses arguments Je supplie Votre Majesté de relire le projet que j"ai eu i'iionncur de lui adresser de Strasbourg. Les victoires de Votre .Majesté le rendent facile. L'Autriche, sous le coup des défaites, se disloque ; 31 G LK PKINCF. Di YftAND une iiulilique prévoyante devrait, en saillant à elle, la fortifier, lui rendre confiance et l'opposer comme un boulevard nécessaire, aux barbares, aux Russes 1. 11 fut entendu, mais non pas écouté. Les espoirs de Napoléon allaient à d'autres visions. L'Europe ne lui suffisait plus; il n'y avait plus rien à faire de nouveau, d'extraordinaire, en cette partie du monde; dans l'O- rient seul on pouvait encore travailler en grand. La veille d'Austerlilz, ne dévoilait-il pas tout son regret de l'occasion manquée, en 1799, et tout son désir renou- velé d'une élévation gigantesque Si je m'étais emparé de Saint-Jean-d'Acre, au lieu d'une bataille en Moravie je gagnais une bataille dissus, je me faisais empereur d'Orient et je revenais à Paris, par Constantinople 21 En regard d'un tel rêve, combien lui paraissaient médiocres les considérations froides d'équilibre, d'at- tente raisonnable, de stabilité! Que l'Autriche lui ménageât une entente avec ces Russes — qu'il se préparait à cribler de mitraille — ; que François et le tsar s'accordassent à lui laisser libre la route menant aux pays de lumière; et, vain- queur généreux, il n'aurait rien demandé de plus, non rien d'autre, pour prix du triomphe éblouissant, qu'il allait emporter tout à l'heure. Car, ne l'oublions pas, on était sur le point de livrer aux alliés en espérance la grande, la décisive bataille, et de leur tuer beaucoup de monde. Au quartier général des Russes régnait la plus vive exaltation. Les beaux combats soutenus par Koutouzoff et 1 Lettre de Talleyrand à Napoléon, 25 décembre 1805. 2 Illusion magnifique et grandiose, mais toute en paroles; l'entreprise d'Kgjpte était fatalement compromise, abstraction faite de Saint-Jean- d'Acre; et Bonaparte Tavait bien senti, quand il poussait un véritable cri de détresse dans un appel à Paris, avant sa victoire d'Aboukir. VERS L APOGKK 317 Bagration y avaient éveillé des espoirs immenses. Si les Autrichiens furent battus, et tant de fois, la faute en était à l'impéritie de leurs chefs. Le dédain n'était pas moindre que la haine, en ce camp, pour Bonaparte le Corse. Un petit succès d'avant-garde, l'expectative calcu- lée de Napoléon, qu'on prenait pour de la timidité, l'ar- rivée en parlementaire de Savary, leur faisaient à tous chanter victoire. Regardez bien par où se retireront les Français », recommandait à ses soldats Dolgorouki. Le jeune empereur Alexandre, qui trouvait le temps long, à Olmûtz, et qui n'avait pas encore eu le spectacle d'un combat, voulut en avoir Tamusement; et, malgré les représentations des Autrichiens, malgré les avis qu'il avait reçus du roi de Prusse, il jeta ses bataillons contre ceux de l'ennemi, — curieux de voir. Et ce fut Austerlitz, le désastre complet pour lui-même et pour François II, le resplendissement glorieux pour Napoléon, et la mort par tas et des blessures affreuses pour une foule de gens, qui n'avaient rien à débattre du leur dans cette terrible bagarre. La bataille finie, l'un des vaincus s'était rendu sous la tente du victorieux; l'empereur d'Autriche avait demandé une entrevue à Napoléon, qui l'accorda et n'en sortit qu'à moitié satisfait Cet homme, disait-il, m'a fait faire une faute; car, j'aurais pu suivre ma \ictoire et prendre toute l'armée russe et autrichienne; mais enfin quelques larmes de moins seront versées. Ayant entendu ces paroles, Talleyrand offrit de réparer ce qu'on disait être une faute. Mais, Napoléon s'était mis en tète de ne rien céder à l'Autriche, en Orient et de ne s'entendre sur la question brûlante qu'avec l'allié souhaité aussi puissant dans la défaite, ou peu s'en fallait, que dans la victoire par son 318 LE PRINCK DK TALLEYRAND éloignement, par sa situation géographique et ses réserves mystérieuses l'unique Russie. Talle3Tand avait passé deux longues heures sur le champ de bataille refroidi d'Austerlilz où l'avait conduit, le lendemain, le maréchal Lannes. Il en contempla les maux avec tristesse et fut témoin de l'émotion profonde de Lannes, qui, la veille, avait accompli des jirodiges de valeur, et, maintenant, considérait, les yeux en larmes, les corps étendus des victimes et des estropiés de toutes les nations. Je n'y puis plus tenir, dit-il à Talleyrand, à moins que vous ne vouliez venir avec moi assommer tous ces misérables juifs, qui dépouillent les morts et les vivants. » Un instant, il avait failli se trouver mal, devant ces tableaux de douleur. Le géné- ral Lannes, qui disait, tantôt, à Talleyrand que la vic- toire d'Austerlitz avait taillé les plumes de la diplomatie à coups de sabre, était bien de la famille de ces héros républicains Marceau, Hoche, Kléber, qui se couvraient de gloire et s'attristaient de leurs lauriers parce qu'ils étaient trempés de sang humain. Lorsque, le même jour, parvint à l'empereur le pre- mier courrier lui apportant des lettres de Paris, ainsi que le portefeuille mjstérieux où le comte de La Valette, directeur général des postes, déposait le secret des lettres particulières décachetées par le cabinet noir 1 et les rapports de toutes les polices françaises. Napoléon désira que Talleyrand lui donnât connaissance, à haute voix, de cette correspondance volumineuse et diverse. Le chef d'État logeait dans une maison appartenant au prince de Kaunitz; et c'est dans la chambre même de 1 Nul n'a donné, sur le fonctionnement du cabinet noir, de rensei- gnements plus précis, que Napoléon même, dans ses propos de Sainte- Hélène. VKRS L APOGÉK 319 ce prince, tapissée des drapeaux qu'on enleva, tout à l'heure, aux troupes de son souverain, qu'avait lieu la lecture. Elle commença par les lettres chiiîrées des ambassadeurs étrangers, à Paris, sur lesquelles Talley- rand dut passer vite, parce qu'il n'était rien là qu'on n'en connût d'avance. Ce furent, ensuite, de ces pages de déla- tion, je veux dire de ces rapports do police, qui ne furent jamais indifférents au goût inquisitorial de l'empereur; celui qu'il remarqua davantage émanait de la plume d'une femme une émule, en pareil zèle, de M™^ de Bouille, la très écrivante M'"^ Genlis. Avec plus d'exactitude que de générosité cette ancienne éducatrice des princes d'Orléans y parlait à découvert de l'esprit de Paris, des tendances d'opposition du faubourg Saint-Germain, des propos otfensants tenus dans quelques salons aris- tocratiques et citait nommément cinq ou six familles, qui jamais, à son sens, ne se rallieraient au gouverne- ment impérial. Napoléon prêtait à ces détails une attention bien singulière et donnait des signes crois- sants d'irritation, à mesure que Talleyrand avançait dans sa lecture, jusqu'à ce qu'enfin éclatât son humeur avec une violence inconcevable. Il jurait et tempêtait, tout comme s'il n'eût pas gagné la bataille d'Auster- litz Ah! ils se croient plus forts que moi, disait-il, mes- sieurs du faubourg Saint-Germain; nous verrons! nous ver- rons! » Cette impression passée, et quelques autres après celles-là, il fallut s'occuper des suites à donner aux négociations avec l'Autriche qui commencèrent à Brûnu en Moravie, pour finir à Presbourg. Talleyrand fut appelé au quartier général. Les cer- veaux y étaient en fièvre. La prolongation de la guerre était le vœu de tous ces chefs grisés par leurs succès; 320 Li; PRiNCi m il serait assez tôt, jut,'eaienl-ils, d'en suspendre les effets après l'écrasement de l'Autriche. Au risque d'in- disposer contre lui les maréchaux et les officiers hau- tement galonnés, qui entouraient l'empereur, seul Talleyrand soutint le parti de la paix immédiate. Écraser complètement la }uissance autrichienne ne serait qu'ouvrir la barrière à des compétitions nouvelles et plus dangereuses. Quand vous aurez exténué les forces du centre, leur demandait-il, comment empèche- rez-vous celles des extrémités, les Russes, par exemple, de se ruer sur elles? » Ces avis de prudence et de rai- son calme ne parvenaient pas à refroidir l'ardeur des professionnels de la guerre. Il fallait épuiser les chances de fortune, qu'offraient de^ conditions de supériorité si éclatantes. Ou nous terminerons cette affaire, sur- le-champ, répétaient-ils à l'empereur, ou vous nous verrez bientôt dans l'obligation de commencer une nou- velle campagne. » Le vainqueur d'Austerlitz n'accédait qu'à contre-cœur aux raisons du diplomate, qu'il sup- posait influencées par une intrigue secrète avec le ministère autrichien Xe serait-ce pas le vrai motif, lui faisait-il sentir, de vos exhortations paci- fiques? » Le ministre répondait Vous vous trompez. C'est à l'intérêt de la France que je veux sacrifier l'intérêt de vos généraux, dont je ne fais aucun cas. Son- gez que vous vous rabaissez en disant comme eux et que vous valez assez pour n'être pas seulement militaire. En lui tenant ce langage il avait trouvé le meilleur argument qui pût agir sur son esprit, la flatterie la plus capable de lui sourire, parce qu'en l'exaltant il diminuait ses anciens compagnons d'armes. Talleyrand fut envoyé à Presbourg avec des pouvoirs pour traiter. Vingt-quatre heures, à peine, après la grande journée, VKRS L APOfiKK 321 il quittait Austerlitz. Il était à Brûnn, le l-'i décembre lures inten- tions, étaient consommés l'établissement arbitraire de son frère Joseph à Naples, de Louis en Hollande, l'oc- cupation de Ragusel et l'acte de la Confédération du 1 Dans le traité de Presbourg les plénipotentiaires autrichiens Giulay et Jean de Lichtenstein avaient exprimé le désir que le vainqueur ajou- tât Raguse aux provinces maritimes de Venise. C'était si peu de chose », faisait observer Talleyrand, qui appuyait leurs demandes. Mais Napoléon, qui ne croyait pas que ce fût peu de chose, le prouva en retenant Raguse. VERS L APOGÉI- 325 Rhin 1, qui coûta l'existence, malgré les eflorts de Talleyrand pour qu'on les épargnât à une foule de petits États conservés par le recez de 1 R 1 N C K D K T A L L K V H A N D Millier, qui était Thisloriographe de la monarchie sienne, olTrir à Tun et à l'autre leurs appointements, qu'ils acceptèrent, puis monter en voiture et partir pour Posen! » L'habitude de l'Empereur était de faire voyager Talley- rand à la suite de toutes ses campagnes, pour l'avoir prêt à contre-signer en diplomate les résultats obtenus un- la force des armes. Trop de fois, à son gré, le ministre se vit- il obligé à voyager en chaise de poste militaire, au milieu des champs de bataille fétides couverts de morts et les fatigues, les émotions qu'il en éprouvait 1 ne fai- saient qu'augmenter son désir de ramener enfin la paix entre les rois. Il se porta sur la trace rapide de Napoléon en Pologne. Il fut témoin des transports enthousiastes qui l'y reçurent en libérateur, à Posen, à Varsovie. 11 était à Posen, quand l'Empereur traita avec l'électeur de Saxe, qui accédait à la Ligue du Rhin et, le 11 décem- bre J806, revêtit le titre de roi. Il avait eu l'occasion d'y noter un détail frappant sut le peu de considération, que l'habitude de la guerre donne à ceux qui la prati- quent, du bien d'autrui. L'empereur tenait en main la liste des tableaux de la galerie de Dresde et tout bonne- ment Denon l'engageait à moissonner, à son aise, dans cette collection de chefs-d'œuvre. Il la lisait, au moment où Talleyrand entrait dans son cabinet, et il la lui montra, en lui demandant son avis Si Votre Majesté, réiondit le ministre, fait enlever quelques-uns des tableaux de Dresde, elle fera plus que le roi de Saxe ne s'est jamais permis de faire; car, il ne se croit pas le pouvoir d'en placer aucun dans son palais. Il respecte la galerie comme une propriété natio- nale. 1 V. la correspondance de Talleyrand et d'Hauterive. VKUS 1. 'apogkk 331 » — Oui, reprit l'empereur, c'est un excellent homme, il ne faut pas lui faire de la peine. Je vais donner l'ordre de ne toucher ii rien. Nous vcrruus plus lard. » Talleyrand dut rester à V'arsovie, où tenait résidence une espèce de corps diplomatique très empressé à lui rendre des devoirs. Chaque jour, il se voyait fort entouré de ministres allemands dont les maîtres, comme il avait lieu- de s'en étonner, avaient le courage, dans ces temps de destruction, de songer à des agrandissements. Le gouvernement viennois y avait envoyé le baron de Vincent, spécialement chargé de veiller à ce qu'on ne troublât point l'ordre dans les possessions autrefois polonaises et qui relevaient de la puissance autri- chienne, depuis le dernier partage. Toujours complai- sant à l'Autriche, Talleyrand n'épargna rien pour lui en faciliter la tâche. Les circonstances y aidaient, Napo- léon l'ayant autorisé par ses instructions du 8 dé- cembre 1806 à pressentir l'Autriche d'un accommode- ment possible sur la base des dépouilles ottomanes. Bien diverses étaient, à Varsovie, les occupations du prince deBénévent; et il lui en était advenu, de surcroît, qu'il ne s'était guère attendu à remplir. Napoléon lui avait confié, en son absence, l'administration intérieure de la cité, dont s'acquittait tout de travers un gouver- neur sans capacité. L'illustre diplomate se plut à en détailler le souvenir dans ce passage de ses Mémoires Je faisais habiller des troupes, j'en faisais partir; j'achetais des \ ivres, je visitais les hôpitaux, j'assistais au pansement des blessés, je distribuais des gratifications et je devais même aller jusqu'à indiquer au gouverneur ce qu'il fallait mettre dans ses ordres du jour. De grandes dames polonaises, telles que la comtesse Vincent Tyszkiewicz, sœur du prince Poniatovvski s'at- 332 m l'KINCK DK TAIJ,KYRAN1> tachaient à lui rendre moins lourdes des besognes si contraires à ses habitudes, par une assistance pleine de délicatesse et en lui }rodiguant des secours de loulc sorte. Il en avait contracté des sentiments de gratitude et d'attachement, qui devaient se tourner en regrets, au moment où il lui faudrait donner l'adieu aux belles habitantes de Varsovie. Pendant plusieurs semaines, après le retour d'une première expédition arrêtée par le mauvais état des chemins, Napoléon eut à contenir son impatience de rejeter les Russes, ces nouveaux Européens, ces bar- bares, comme il les appelait, dans leurs anciennes limites. Les boues de Pulstuck avaient entravé son ardeur. Ne pouvant se battre, il déclara qu'on devait s'amuser. Ainsi, pendant que des bataillons entiers s'enfonçaient dans les marais boueux de la Pologne, avait-il donné des ordres pour que la cour, restée avec l'Impératrice à Mayence, n'oubliât point de réveiller les musiques de fête. C'est même en cette occasion que Talleyrand, voyant des fronts soucieux, des yeux noirs ou bleus voilés de tristesse, répétait comme un mot d'ordre Mesdames, l'Empereur ne badine pas, il veut qu'on s'amuse! ». A Varsovie, avant que les hécatombes d'Eylau et de Friedland fissent de cruels ravaiges dans l'essaim brillant des officiers, aussi aveuglément que dans les rangs confus des soldats, paradaient et avec quel succès!, auprès des jolies Polonaises, les uniformes brodés, les galons d'or et d'argent. De prime abord, on eut quelque embarras, dans la haute société varsovienne, à orga- niser des fêtes, ceux qu'on appelait les libérateurs occu- pant à peu près toutes les maisons, où il était possible de recevoir. Après maints échanges de projets, il fut J VERS l'apogée 333 convenu que la première soirée aurait lieu chez M. de Talieyrand, grand chambellan et ministre des Affaires étrangères. La précaution avait été prise d'annoncer ju'il n'y aurait pas plus de cinquante invitations fémi- nines, à dessein de limiter l'excès des demandes. Il s'en fallut de beaucoup qu'on se maintînt dans les bornes prévues, tant on fit jouer d'intrigues, de recomman- dations particulières, de grands et de petits moyens, pour ne pas manquer d'en être. Le maître de ces lieux portait un des noms les plus illustres de l'Europe. L'Empereur et les princes seraient là. Gomment n'eussent pas été en ébullition toutes les curiosités et tous les amours-propres ? Le bal fut magnifique et des plus singuliers qu'on pût concevoir par la qualité des personnages, par les circonstances dont il était environné, par les incidents auxquels il donna lieu. Murât s'y montra en son grand costume, théâtral à souhait, et tel qu'il convenait à un prince de son sang » ; car, avec la fièvre qu'il avait d'être roi, oubliant l'auberge natale, il était parvenu à se figurer qu'il émanait d'une race princière. On remar- qua qu'il parla haut, avec atTectation, et plusieurs fois, de Jean Sobieski — le roi soldat — dont il espérait, par une dernière conformité de fortune, ramasser la couronne 1. L'empereur avait dansé une contredanse, qui servit de prétexte à sa liaison avec M™^ Walews- ka 2. — Gomment trouvez-vous que je danse? demanda-t-il 1 Dès cette époque, la famille de Bonaparte commença à convoiter le trône le Pologne. Son frère Jérôme avait quelque espérance d'y monter. Murât, dont la valeur s'était montrée très brillante pendant cette campagne, entre- voyait des chances pour qu'il en gravît les marches. 2 Le rendez-vous eut lieu, pas plus tard que le lendemain soir. 334 LK l'UINCK DK ÏALLKYRAND en riant à la spirilnelle comtesse Potocka AVonsowicz; je pense que vous vous êtes moquée de moi. » — En vérité, sire, lui réiondit-elle finement, pour un grand homme, vous dansez parfaitement. » Elle mettait à dire cela toute. l'indulgence de son admiration ; il était connu que Napoléon dansait peu et gauchement. Cette grande dame eut une im[ moins flatteuse à l'égard de Talleyrand. On lui avait affirmé que personne n'était à la fois plus habile et d'un plus fin esprit. 11 lui parut blasé et ennuyé de toutes choses; et, son premier sentiment ayant été défavorable, elle s'y était tenue pour charger tout le ]ortrail, le disant avide de fortune, jaloux de la faveur d'un maître qu'il détestait, sans caractère et sans prin- cipes, en un mot malsain d'âme comme de figure. A la vérité, il se pouvait qu'il fût triste, ce soir-là, et qu'à l'envers du plaisir d'une heure il envisageât les maux, que réservait le lendemain, pour des victoires cruelle- ment achetées. Deux autres bals succédèrent à celui de Talleyrand l'un chez le prince Borghèse, l'autre chez le prince Murât. Outre ces réunions dansantes, il y avait cercle; au château, une Ibis par semaine; on s'y distrayait à entendre de fort belle musique conduite par le fameux compositeur Paër, que l'Empereur avait emmené, lui et son orchestre, à sa suite; puis, on finissait la soirée à la table de whist. Les pluies continuaient de rendre les chemins impra- ticables. On ne parlait presque plus de la guerre. Cer- tains affirmaient que l'Empereur ne reprendrait pas les hostilités avant le printemps. Bien des dames polo- naises, qui voulaient beaucoup de bien aux Français, en 1807, s'en réjouissaient au fond de leur cœur. VEiis l'apogék 335 Subitement, le •'> février, par un matin glacé, Napoléon artit; et l'armée reçut Tordre de se mettre en mouve- ment. 11 se portait au secours de Bernadotle, assailli à Mohrungen par tout le corps d'armée de Bennigsen. Les troupes eurent beaucoup à souffrir. Aux débuts de la première expédition, dans les terrains détrempés de la Pologne, elles avaient failli manquer totalement de subsistances, à cause des boues qui empêchèrent les arrivages. C'étaient, maintenant, les rigueurs extrêmes du froid et, à travers les immenses espaces, dans les plaines marécageuses, les efforts d'une lutte acharnée, meurtrière. Napoléon ne s'était pas attendu à ces résis- tances farouches, quand il annonça de prime abord, que son intention était de marcher sur Grodno et que, les obstacles étant faibles, il aurait, en peu de temps, détruit ce qu'il qualifiait les débris de l'armée russe. Ces débris, il les eut en sa présence, à Eylau, le 8 février, n'ayant avec lui que Soult, Augereau, Murât et la garde. La bataille s'engaga, et ce fut une des plus exé- crables boucheries qui eussent ensanglanté l'histoire des guerres. L'eflet produit en Europe fut pénible. A Paris, les fonds baissèrent; et les Russes, transformant en victoire leur sombre résistance chantèrent sur toutes l'.es tombes ouvertes des Te Deum. Afin de constater sa victoire et de raffermir l'opinion de ses peuples, Napoléon resta une semaine dans Eylau, employant le temis à des négociations restées vaines avec le roi de Prusse et les généraux d'Alexandre. Il avait chargé Talleyrand d'écrire au ministre des Affaires étrangères prussien de Zastrow — dont on avait repoussé les démarches, récem- ment — pour lui proposer la paix et l'alliance. Lorsque étaient parvenus à Talleyrand les détails de cet affreux carnage d'Eylau, de tristes réflexions s'é- 330 M- l'RiNCi dk tuient formées dans son esprit sur le malheureux sort des peuples. Puis, il en était venu à des considérations plus précises, sonj^eant au peu de solidité d'un établis- sement politique, dont Tunique base était la vie d'un homme sans cesse exposée au hasard des batailles. Qu'aurions-nous fait, s'il eût été tué? Que ferions- nous, si cette aventure arrivait, au premier jour? » demandait-il au duc de Dalberg, son ami, son confi- dent. Et, pour donner lui-même réponse à sa question, il indiquait un successeur possible, Joseph, le frère aîné; il ajoutait le conseil qu'on aurait à rassurer l'Europe, aussitôt, en lui annonçant que la France rentrerait, de suite et sans nulle restriction, dans sa frontière du Rhin. On peut réellement dater de ce jour, avec le chancelier Pasquier, l'évolution des idées de Talleyrand et sa dis- position à se ménager un refuge dans la tempête, qu'il sentait inévitable, — même, quand eut éclaté le triomphe de Friedland, qui brisa d'un coup la coalition, même après Tilsitt, qui fit naître de si larges espérances. Soit qu'il dût offrir de lui-même sa démission, soit qu'on jugeât bon de se priver de ses services diplomatiques, il s'était rendu compte qu'il n'aurait plus à conserver longtemps un ministère, où des événements tels que ceux d'Espagne devaient rendre tout à fait impossible la fusion de ses idées de pondération et de mesure, avec les volontés oppressives du dominateur de l'Eu- rope. La résolution de Napoléon avait été prise, au lende- main d'une proclamation imprudente du prince de la Paix, le malavisé Godoï qui, au moment où il la lan- çait de son palais de Madrid et parlait de voler au secours de la Prusse, n'avait pas prévu le coup de foudre d'Iéna. De ce jour, l'Empereur avait juré, Tal- VERS L Al'OGÉi 33" leyrand étant en sa présence, ju'il détruirait, à tout prix, la branche espagnole de Bourbon. Et le ministre, qui n'en avait pas perdu l'impression, s'était promis de son côté, qu'il ne continuerait pas à le servir, en ses œuvres de vexation et de violence. Par provision, il avait essayé de l'en dissuader ou d'en restreindre le champ de conquête On ne connaissait pas assez l'Espagne, objectait-il, ce n'était pas la meilleure façon de s'en instruire que de prendre contact avec elle en la violentant. L'Espagne, déclarait-il dans le conseil, est pour la France une grande ferme, on en paye bien le revenu et les rede- vances, mais le terrain n'en est pas connu et l'on s'ex- posera à tout perdre en cherchant à le faire valoir soi- même. » Il y perdit, lui, ses raisons. 11 n'était plus en état de grâce auprès du demi-dieu. Les adoucissements et les atténuations apportées par Tal leyrand aux conditions excessives du traité de Presbourg lui étaient restées sur le cœur. On se méfiait de ses corrections de la dernière heure, de ses arrangements ultimes sur le papier. Napoléon l'écarta des stipulations de Tilsitt. Craignant que son ministre ne se fit pas l'instrument assez docile des mesures de rigueur, qu'il voulait exer- cer contre la Prusse écrasée, anéantie, il ne s'en était pas rapporté à lui pour débattre les conditions de la paix et de l'évacuation des territoires occupés par les troupes françaises; et sa défiance en cela ne l'avait pas trompé, Talleyrand n'ayant jamais eu la pensée, — sous le Directoire 1, sous le Consulat ni sous l'Empire — , 1 Le 17 février, an VI 6 janvier 1798, il écrivait à Treiliiard, ministre plénipotentiaire de la République française, au congrès de Radstadt Nous sommes jaloux que la Prusse ait de meilleures preuves de notre 22 338 l'UiNCi; de que la Prusse dùl èlre sacriiiée i»oliliquemenl. 11 aval réprouvé, en 180G, condamné en 1porls avec celui-là, et qu'on ne l'ignore point dans le voisinage. Allant à une autre — Vous, madame, les habitants du faubourg ne vous ménagent guère, ils affichent votre dernière liaison. » Et ainsi de suite. Le malaise qu'il a excité le distrait infiniment. Faut-il s'étonner que l'une d'elles ait écrit nuement et sans détour Il n'y avait pas une femme qui ne fût charmée de le voir s'éloigner de la place où elle était? » Sauf ces menus divertissements de sa toute-puis- sance, lui-même, homme de travail et non de repré- sentation, ne se réjouit que faiblement aux galas des Tuileries. Il exige que ses grands dignitaires, ses ministres, ses grands officiers, sur lesquels il a répandu la pluie d'or, reçoivent souvent et richement. Il lui convient de savoir que les bals récents de la princesse Julie, de la princesse Borghèse, de la duchesse de Rovigo ou de la duchesse de Vicence et la dernière soirée de M. de Talleyrand se sont surpassés de magnificence. Et la somptuosité des dîners de Cambacérès ou du duc de Gaëte et la réputation qui leur est faite le contentent. Il veut que les Tuileries, à de certains jours, aient un resplendissement sans pareil. Mais, si brillantes que soient ses fêtes, il ne peut en éloigner l'influence, qui, là domine et subsiste l'ennui, parce qu'il l'éprouve lui- même. Hors des émotions de la grande guerre, hors du déploiement en beauté des cérémonies impression- nantes, il ne lui demeure que lassitude et satiété. Cela est triste, » lui disait Rœderer, je ne sais en LA COUU NAPOLÉONIKNNE 381 quelle circonstance. — Oui, comme la grandeur. » Et cette impression, il la répand et l'impose autour de lui. Quand il y a souper dans la galerie de Diane, l'am- pleur du cadre, le faste des tables, le luxe ruisselant de toutes parts sur les êtres et sur les choses, éblouis- sent le regard. Mais au contact des conversations et des esprits manque cette douce aisance, qui révèle, sous des formes contenues, le vrai contentement et le sincère plaisir. Les flots de clarté, les parfums rares, les enchantements de la musique ne parviennent pas à vivifier l'atmosphère lourde de gêne qui pèse en ces vastes salons. Des étincelles miroitent aux plis chatoyants des étoffes. Telle une pluie brillante, s'éparpillent les feux des diamants sur les corsages de gaze ou de satin. Le spectacle est superbe. Toute cette munificence et cette gloriole d'étiquette n'échaull'ent pas le sentiment triste et froid qui domine. Non plus ne réussissent à le secouer les encouragements ironiques du grand chambellan à prendre du plaisir, à en faire montre surtout. Soijez gaies, mesdames, VEmpereur veut qiCon s'amuse. On l'a pu voir, d'après ce tableau de cour et de monde, suffisamment si la prodigieuse dictature de Napoléon fut une période sans égale, dans l'histoire des batailles, pour les ramasseurs de trophées, ce fut une époque assez maussade pour la vie de société et pour le gou- vernement moral des femmes, comme aussi bien pour toutes les formes d'échanges spirituels, qui vivent de la paix et de la liberté. CHAPITRE DIXIÈME Dans les coulisses d'Erfurt. L'état de Topinion française, en 1808. — Après Baylen et Cintra, les pre- miers signes d'opposition, dans l'entourage de l'Empereur. — L'évolu- tion systématique de Talleyrand. — Secrète entente avec l'Autriche contre l'esprit d'aventure de Napoléon, en Orient. — A Erfurt. — Mission du prince de Bénévent. — Alexandre et Talleyrand, chez la princesse de Tour et Taxis. — Les deux politiques opposées de Napoléon et de Tal- leyrand ; comment le prince de Bénévent, chargé de soutenir la première, s'applique en secret à faire triompher la seconde. — Continuation, à Paris, d'un rôle hostile, pour arriver à contenir, fût-ce avec le concours de l'étranger, l'ambition débordante de Napoléon. — Pendant la cam- pagne de l'Empereur en Espagne; intrigues et défections, à l'intérieur. — La réconciliation publique de Talleyrand et de Fouché; une conversa- tion surprise retour précipité de Napoléon. — La scène fameuse, aux Tuileries; disgrâce de Talleyrand. Les années 1805, 1806, 1807, ont vu se succéder une telle suite de faits éblouissants que les imaginations en sont restées étourdies, transfigurées. Tout le pays admire et se soumet. Les nombreuses familles auxquelles les levées annuelles de la conscription infligent la tris- tesse des foyers vides, étouffent leurs plaintes. Les populations des villes et des campagnes se taisent 1, subjuguées par une sorte de fascination supra-humaine. Mais si la France grisée de sa longue victoire, entraînée comme ses chefs, par une fièvre de domination dont les élans la soulèvent et l'emportent, depuis les premières 1 Le droit des peuples et celui des rois ne s'accordent jamais si bien que dans le silence. » Cardinal de Retz. 384 LE PRINCE DE TA LLE V K AN I conquêtes de la Révolution; si, d'autre part, sous la pression vigilante de la police, maintenue dans le double état d'exaltation militaire et d'assujettissement étroit, qui fut bien la marque de la dictature napoléonienne, cette France, hallucinée tout à la fois d'admiration et de crainte, se glorifie dans sa docilité, — les âmes sont moins souples, à l'intérieur du palais; — des résis- tances secrètes commencent à se concerter, au pied du trône; des velléités de défection se préparent dans l'oli- garchie des dignitaires. Et cela, quand on touche au summum de la prospérité, quand Napoléon en est arrivé à ce point de puissance, où il serait tenté de regarder comme autant d'usurpations 1 faites sur lui les ter- ritoires dont il n'est pas le maître. Avant la paix de Tilsitt, pendant que le cruel vain- queur faisait pointer ses canons sur la surface gelée du fleuve, oiî s'enfuyaient en désordre les restes d'une armée ennemie et considérait, impassible, la multitude de ces victimes qui se noyaient dans les flots glacés, des hommes de raison et de pitié se demandaient quand et par quels moyens finiraient tous ces maux. Des esprits froids et positifs, que ne dérangeaient point de leur calme les allocutions pompeuses datées des lende- mains de victoires, s'interrogeaient sur le terme où s'arrêterait enfin l'extraordinaire aventure. Vous voyez tout en beau, dira prochainement le ministre de la Marine Decrès à Marmont, plein de joie d'avoir reçu le bâton de maréchal. Voulez-vous que je vous dise, moi, la vérité l'Empereur est fou, tout à fait fou. Il nous culbutera tous tant que nous sommes. Déjà, Fouché et Talleyrand s'étaient rejoints dans une même opinion alarmée, incertaine encore de l'étendue 1 Ainsi le disait Torey de l'empereur Charles VI. DANS LKS COULISSKS d'kRFURT 385 des risques où se lançait la poliliquc impériale et des moyens à prévoir pour en limiter les ravages. Talleyrand avait rêvé d'être le modérateur d'une ambition toujours en fièvre, et qui ne connaissait pas de frein. Ne serait-il plus désormais, que le témoin de la manière dont elle s'emploierait à détruire tout ce qu'elle avait réalisé de bien et de grand? Pendant qu'il fut chargé des affaires étrangères, il se louait d'avoir servi Napoléon avec fidélité, et il disait le mot avec zèle ». Deux considérations fondamentales eussent été les régu- latrices par lui souhaitées et conseillées d'un merveil- leux règne établir pour le pays des institutions monar- chiques, qui, touten garantissant l'autorité du souverain, l'eussent maintenue dans des bornes assagies; ménager l'Europe pour faire pardonner à la France son bonheur et sa gloire. Il avait eu le temps assez long et l'occasion assez fréquente de constater l'inefficacité de son rôle, la non-valeur du système de diplomatie qu'il préconisait, auprès d'une volonté despotique et qui ne suivait guère d'autres plans que ceux qu'elle avait tracés elle-même. Le dégoût d'une action sans effet avait gagné son intel- ligence. De plus, avec ce coup d'œil infaillible qui perce l'avenir à une grande profondeur, il voyait approcher le réveil du songe inouï, dont le monde avait le spec- tacle. Napoléon était encore trop à distance du versant de sa ruine, pour qu'il pût se détacher de lui utilement et à couvert. Talleyrand ne se retirait que lentement des pouvoirs auxquels il avait voué ses services temporaires. Mais dès lors, il s'était dit, en ses réflexions posées, qu'un jour, certainement, l'Empereur ne trouverait plus de transaction possible avec les intérêts de l'Eu- rope dont il avait outrage en même temps les rois et 25 386 PRINCK DE TAl,lJY[?.\Nn les peuples ; que l'état inacceptable du blocus, les souf- frances du commerce et de l'industrie garrottés en tous lieux par le système prohilitif et les blessures infligées aux différentes nations par tant d'exigences et de rapts, devraient se résoudre dans une dernière et terrible explosion. Et, pour n'être pas surpris, il commença de nouer des intelligences à l'étranger, afin d'y chercher, fût-ce avec l'aide des ennemis, les moyens de pacifier la France et le monde. Puisque le dénouement serait tôt ou tard celui-là, il avait habitué sa pensée à cette opinion qu'il aurait peut-être à en rapprocher l'heure, et d'avance, il s'était autorisé, — par la grâce du motif — , à des négocia- tions équivoques, dont le terme serait le renversement d'une autorité jalouse et oppressive, si elle ne consentait point d'elle-même à se réduire. En provoquant des preuves nouvelles et plus fortes de l'hostilité générale, il espérait ramener Napoléon à des desseins plus mesurés, l'engager à se maintenir plutôt qu'à s'étendre sans fin, à conserver plutôt qu'à conquérir au risque de tout perdre, d'une fois, enfin à perdre de vue sa politique exclusive, pour envisager, avant tout, celle de la France. Talleyrand avait fait partager ses vues à Fouché, à d'autres dignitaires qui, maintenant, enrichis, pour- vus de situations élevées et lucratives, appréciaient d'autant mieux le prix du repos, de la sécurité dans la paix. En vérité, l'Empereur s'était bien trompé sur le concours qu'il pouvait attendre du prince de Bénévent, lorsque après avoir reçu la nouvelle d'une grande humiliation pour ses armes la capitulation de Baylen, il l'engageait à réunir, chez lui, dans des dîners fré- DANS LKS COULISSES D ERFUIIT 387 quents ses ministres, ses conseillers d'État, des députés du Corps législatif, pour cultiver leurs bonnes disposi- tions d'âme et réchauffer leur loyalisme. Justement, à cette heure-là, le vice-grand-électeur se disposait à mener contre le chef de l'empire une lutte insidieuse, perfide en ses moyens, mais dont l'utilité finale cou- vrirait et rachèterait, pensait-il, l'irrégularité des formes employées ! Le lendemain d'Austerlitz, en haranguant ses sol- dats. Napoléon avait prononcé ces fières paroles Il faut finir la campagne par un coup de tonnerre. Si la France ne peut arriver à la paix qu'aux conditions proposées par l'aide de campDolgorouki, la Russie ne les obtiendra pas, quand même une armée russe serait campée sur les hauteurs de Montmartre. » Il était bien certain de ne s'exprimer de la sorte que par une hyper- bole outrée, en évoquant une conjecture impossible, une chose qu'on ne verrait jamais. Pourtant, il était dit que ces armées, sous son effort rompues et disper- sées, se reformeraient, en face de lui, victorieuses, qu'elles camperaient, en effet, sur les hauteurs de la capitale française et qu'Alexandre recevrait, à Belleville, un messager de Napoléon venant lui offrir telle paix qu'il voudrait dicter 1. » Comme le déclarait Frédéric le Grand, forcer le bonheur, c'est le perdre; et vouloir toujours davantage, c'est le moyen de n'être jamais heureux. Le prince de Bénévent l'avait souvent redit, en d'autres termes, à Bonaparte; mais on avait refusé de l'entendre. 1 iM" de Rémusat, Méin., t. II. 388 Li l'KiNCK DE talliyuani> Ainsi que le pensait et l'exprimait, de son côté, Met- ternich afin de se fortifier dans l'espérance du relève- ment de sa patrie, Talleyrand était convaincu, d'ores et déjà, que l'efTondrement était certain, sous un délai plus ou moins court, que celle gigantesque construc- tion périrait, faute de base, et que plusieurs causes encore mconnues, mais d'effet certain, concourraient à produire l'un de ces cataclysmes historiiues, qui suivent les grandes usurpations et elTacenl jusqu'aux traces des conquérants. Le prince de Bénévent entama son entreprise de démolition occulte et méthodique par des conversations d'approches avec les ministres des puissances étrangères, en leur insinuant que la France pensait comme lui, c'est-à-dire qu'elle se désintéressait des conquêtes de l'Empereur et ne tenait qu'à cette partie homogène de son territoire, véritable conquête nationale, qui lui garantissait une existence prospère, dans l'enclave de ses frontières naturelles le Rhin, les Alpes, les Pyré- nées. Le peuple français, ajoutait-il, est civilisé; son souverain ne l'est pas. » A l'empereur Alexandre, par l'un de ses intermé- diaires bien placés, il avait fait parvenir cette affirma- tion Mon opinion est celle des hommes les plus éclairés et les plus sages. » Et le tsar la répétait com- plaisamment à son ministre Romanlsof. Mellernich, quoique gardant, vis-à-vis de Talleyrand, du soupçon diplomatique et de la défiance personnelle, était pré- venu que la politique autrichienne aurait, dans le sens pacifique, un auxiliaire averti dans les conseils de la diplomatie française. L'antagonisme se précisait entre les vues de l'Empe- reur et celles de son entourage. DANS LES COULISSES D EIIFURT 389 Lui n'avait pas renoncé à ses visées sur l'Orient et brûlait de s'y étendre. Pour lui barrer la route, pour l'arrêter sur place avant qu'il se fût lancé dans ce nouveau champ de conquête, Talleyrand pensa que l'inspiration serait habile et prudente de lui opposer les résistances inté- ressées de l'Autriche. Il n'hésita point à se rendre chez Metternich. Une conflagration redoutable menaçait de s'allumer aux confins de l'Europe orientale. L'Autriche ne devait pas, ne pouvait pas y consentir. Il était pres- sant pour elle et le repos des autres peuples qu'elle prît une décision capable d'en suspendre les effets Il faut, dit-il au ministre autrichien, que nous devenions alliés, et ce bienfait sera le résultat du traité de Tilsilt. Quelque para- doxale que puisse paraître cette thèse, le traité vous met dans la meilleure position, parce que chacune des parties contractantes a besoin de vous pour surveiller l'autre. C'est le plus vite possible qu'il faut vous en mêler; dans peu de mois on ne vous saura plus gré de ce qui, dans ce moment, vous maintient au rang que vous occupez. La démarche avait du surprenant et de l'inattendu. Des hommes retors, tels que Talleyrand, déclarait Metternich, qui ne l'était pas moins avec ses préten- tions d'homme à principes, sont comme des instruments tranchants avec qui il est dangereux de jouer. Mais il voulait bien convenir qu'aux grandes plaies il faut les grands remèdes; et il se tint prêt à user de celui qui lui venait, fort à propos, du prince de Bénévent. La perspective ouverte au cabinet autrichien de redevenir l'arbitre de la question d'Orient, après et malgré Tilsitt, était propre à le séduire. On ne fut pas très sûr, à Vienne, que le conseil en émanât de Talleyrand tout seul. Peut-être était-ce l'Empereur lui-même, qui avait indiqué cette manœuvre pour retarder les impatiences î?90 LE DF TA LLKYIl A ND de la Russie, trop pressée, vraiment, de mettre la main sur Constantinople. Le 21 janvier '180S, le cabinet autri- chien, quand il notifia le mariage de François II à Napo- léon, n'avait-il pas été invité sans qu'il s'y attendît, à se réserver une part dans la dislocation escomptée de la Porte ottomane? Mais les vues de Talleyrand allaient au delà d'une offre vague et qui ne reposait sur aucune, intention précise. Il le voulut prouver en demandant une deuxième, puis une troisième entrevue; dans l'une comme dans l'autre, il se montra des plus explicites. C'était presque un allié qui, de l'intérieur de TEmpire français, se présentait aux Habsbourg pour la défense en commun d'un système conçu directement à ren- contre de la politique personnelle de Napoléon. Je déleste l'idée du partage de la Porte, attestait Talleyrand dans sa conversation du 2S février avec Metternich; je vous dirai même qu'elle est en désaccord avec mes principes politiques, mais rien ne peut en faire revenir l'Empereur. Arrêtez-vous à cette vérité, tenez- la pour certaine et que votre cour entre tout à fait dans ma manière de voir. Si j'étais empereur d'Autriche, je dirais ce qu'a dit Fré- déric II au roi de France Aucun coup de canon ne se tirera en Europe sans ma permission ». Voilà comme vous vous soutiendrez, comme vous sortirez victorieux de la lutte dans laquelle ont péri tant d'autres. L'avertissement était clair. En outre, il était fait pour réconforter le courage d'une puissance affaiblie par une longue succession de défaites et qui, cependant, s'était toujours tenue en armes, pour recommencer la lutte avec l'espoir de chances meilleures 1. Les exhor- 1 En 1799, l'Autriche voulut prendre sa revanche de la paix forcée de 1797 et elle eut, de retour, Marengo. Aux représailles espérées de Marengo la réplique des batailles avait été, en 1805, Ulm, Austerlitz; el, quatre années après, Austerlitz, ^Vagram. Xous aurons beaucoup à l'aire pour réparer le mal », dira, le soir du 6 juillet 18uy, François à Metternich. Mais ni l'empereur ni son ministre ne renonceront à regagner la partie \ DANS LES COULISSES d'eRFUUT 391 talions de Talleyrand ne furent que Irop écoutées et suivies. De l'Autriche il fit une demi-conversion vers la Russie. Pour les intérêts de la paix, il déconseilla le tsar, déjà très enclin au soupçon et par plusieurs motifs très refroidi, de céder sans examen aux pro- messes aussi bien qu'aux désirs de Napoléon. Les événements dépassèrent la portée des conseils de Talleyrand. Contre des instincts de conquête sans cesse en travail de destruction et de reconstruction artificielle il avait voulu dresser, ainsi qu'une double muraille, la neutralité forte, au besoin menaçante de la Russie, et l'attitude ferme de l'Autriche replacée en tête d'une grande ligue de peuples et d'états. L'objet qu'il se pro- posait n'était encore que d'écarter Napoléon d'une poli- tique aventureuse en Orient ce fut une suite de complications redoutables, qui sortit de son interven- tion, aux seules visées modératrices. L'Autriche décida sur-le-champ d'importantes me- sures militaires, pour être prête à tout événement. La résolution des hommes d'États de Vienne n'était point de provoquer aussitôt la mêlée des armes; ils avaient encore la mémoire trop fraîche de ce que leur avait valu la conduite précipitée de 180G; ils s'étaient pro- mis de mettre en œuvre une tactique plus mesurée, plus savante. On aurait d'abord laissé Napoléon s'enga- ger dans son entreprise d'Orient; on aurait feint de s'y associer; mais, au moment précis où l'on aurait vu poindre, en avant de ses pas, l'ère des difficultés, d'accord avec les Russes on se serait retourné contre l'ennemi commun ; et, s'emparant de positions assez fortes pour après des sacrifices momentanés et malgré les perspectives d'une réconci- liation possible et qui pouvait être durable, sous les auspices du mariage. 392 LE PRINCE DE TALLEYRAND y enserrer l'armée française, on eut été les maîtres de dicter des conditions. La clairvoyance de Napoléon déjoua ce plan digne de grossir, en histoire, par son évidente déloyauté, les exemples cfe la fides punica. Le doublement des effectifs, la constitution d'une milice nationale, qui devait ajouter des contingents nomljreux aux forces de première ligne de l'empire d'Autriche, émurent et irritèrent Napoléon. 11 en demanda des explications à Metlernich. C'était un piège, évidemment, qu'on lui tendait. Est-ce par vos arme- ments que vous voulez, un jour, être de moitié dans nos arrangements relatifs à la Turquie? A'ous vous trompez; jamais je ne m'en laisserai imposer par une puissance amie, jamais je ne traiterai avec celle qui voudrait m'en imposer, » Après avoir usé du ton comminatoire, il s'était radouci, pour faire l'essai des moyens de douceurs et de persuasion. Il hésitait à se fixer. C'était l'énigme redoutable de son destin, qui se posait. Talleyrand l'avait amené à cette phase critique, où, pour le con- traindre à maîtriser ses ambitions, il érigerait sur son chemin des barrières capables de l'inquiéter sérieuse- ment. Mais il s'était abusé sur un point, que l'humeur irascible et violente du grand homme portait à prévoir. Au lieu de se calmer, de transiger, d'attendre. Napo- léon précipita les éclats de sa colère. C'était bien l'homme de guerre impulsif, qui, sans se préoccuper de la répercussion de ses paroles s'écriait, les portes ouvertes Je bdtonnerai i Autriche 1. Le lo août 1808 il 1 Je donnerai des coups de bâton à l'Autriche 1 » répétera-t-il au comte et ministre russe Roumantsiof. — Sire, ne les lui donnez pas trop fort; sans quoi nous serions obligés de compter les bleus. » Lettre de Roumantsiof à l'empereur Alexandre, 30 janvier-11 février 1800. DANS LES COULISSES D ERFURT 393 avait pu se contenir jusqu'à faire état de sa modéra- tion et dire à Metternich, tout en frémissant d'impa- tience Vous voyez comme je suis calme. » Mais, le lendemain, il reparlait de briser l'Autriche, d'en dis- perser les lambeaux et de ne laisser plus subsister, en Eu- rope, que deux empires, deux colosses prêts à se ruer l'un sur l'autre, l'heure venue la France et la Russie. Cependant, du côté du nord, les relations avaient tout l'air de se gâter. La fameuse alliance franco-russe, quoique bien neuve, commençait à s'ébranler. Outre que les envoyés de la Russie, comme le comte Tolstoï, dont l'empereur demandera le rappel, affectaient, à Paris, une raideur déplaisante, et que la société russe, à Saint-Pétersbourg, persistait en des dispositions malveillantes, jusqu'à faire dire qu'il n'y avait, dans tout l'empire slave, pas plus de trois partisans de cette alliance Alexandre, le chancelier Rumantsof et Speranski; outre cela, des gènes sérieuses s'étaient pro- duites et des indices de froissements. Le tsar avait perdu de son enthousiasme à l'égard d'un allié, dont la plupart des actes blessaient ses convictions. Tous ces bouleversements en Europe, ces détrônements suc- cessifs des rois de Sardaigne, de Naples, des Bourbons d'Espagne, l'expulsion de la maison de Bragance, l'arrachement du pape à sa métropole, l'extension indéfinie de la Confédération du Rhin allant, main- tenant, au delà de l'Elbe, et, par le Mecklembourg et Lubeck, prenant pied sur la Baltique; enfin, et surtout, l'organisation puissante du grand-duché de Varsovie comme un coin enfoncé dans son empire; toutes ces transformations, tous ces agrandissements dont il ne lui revenait rien, en échange, lui faisaient craindre qu'il n'eût été joué sur le marché. Qu'étaient devenues 394 LE JJK TALLEYRAND les assurances de Tilsitt? Plus d'offres positives du côté de l'Orient, plus de propositions de partage. Alexandre donnait des signes de mécontentement; il se disait pressé d'aller faire un tour à Constantinople. Et les affaires d'Espagne empiraient. L'Autriche s'ar- mait et menaçait. Napoléon sentit la nécessité de causer de plus près avec son allié, de l'envelopper à nouveau de son pres- tige, de lui promettre encore beaucoup, de l'éblouir. Et, pour tant de bonne amitié dans le geste et en parole, il lui demanderait, d'abord, de ratifier la menace faite tout à l'heure au ministre autrichien que, s'il fallait obliger Vienne à entendre raison, l'empereur Alexandre s'unirait à lui Napoléon. D'avance, afin d'obtenir du tsar cette pleine démonstration de la con- formité de leurs sentiments, il lui avait annoncé d'impor- tantes concessions, qui lui vaudraient, sans qu'il eût à remuer un soldat, les profits de plusieurs victoires. Désireux de l'en mieux persuader, il lui donna rendez- vous à Erfurt. Avant de se mettre en route, il fit mander Talley- rand, désigné, ainsi que Berthier, Champagny, Maret et l'ambassadeur Tolstoï, pour être du voyage. Le prince devait se rendre, le soir, aux grandes entrées. A peine l'Empereur l'eut-il aperçu, au salon, qu'il l'emmena dans son cabinet Eh lien! vous avez lu toute la correspondance de Russie. Com- ment trouvez-vous que j"ai manœuvré avec le tsar? Et sans attendre la réponse, sans penser que cette belle confiance risquait d'être fragile, il repassa, en s'y délectant », tout ce qu'il avait dit et écrit, depuis une année, se flattant de l'ascendant qu'il avait su prendre et conserver sur l'autocrate moscovite, en DANS LES COULISSKS l/ KU F U HT 395 n'exécutant, d'ailleurs, que ce qui lui convenait du traité de Tilsitt A présent, moîi cher Talleyrand, nous allons à Erfurt; je veux en revenir libre de faire en Espagne ce que je voudrai, je veux être sûr que l'Autriche sera inquiétée et contenue; et je ne veux pas être engagé cVune manière précise avec la Russie pour ce qui concerne les affaires du Levant ». Le surlendemain, le prince lui apporta le projet de traité, tel qu'on lui en avait suggéré la rédaction. Napoléon en adopta le texte, sous la réserve d'appuyer plus fortement sur l'attitude de rigueur à observer contre l'Autriche Vous êtes toujours Autrichien ? — Un peu, sire, mais je crois qu'il serait plus exact de dire que je ne suis jamais Russe et que je suis toujours Français. — Faites vos préparatifs de départ. Pendant le temps que durera le voyage, vous chercherez les moyens de voir souvent l'empereur Alexandre. Vous le connaissez bien, vous lui parlerez le langage qui lui convient. Talleyrand emportait le secret de Napoléon et le sien propre, qu'il ne lui avait pas communiqué, de retour. Entre temps, il devait adroitement pressentir Alexandre sur le sujet d'une alliance plus complète et plus intime par le mariage de l'Empereur des Français avec une princesse de la cour de Russie. Nous verrons comment il servit des desseins, dont il appréhendait pour la France la trop pleine réussite, et dont la direction allait tout à l'opposé de son système politique. Deux journées d'avance lui avaient été données sur le départ de Napoléon. On avait désiré qu'il les mît à profit pour attirer à Erfurt les souverains, qu'on sou- haitait d'}' trouver réunis. Ses instructions là-dessus étaient à double sens, comme il en allait presque toujours avec Bonaparte. On avait songé d'abord, pour y vaquer, au prince Eugène de Beauharnais; puis on s'était dit 396 LK PIUNCK DE TALLEYHAND qu'il n'aurait pas su faire exactement ce qu'on voulait, ne possédant pas, comme Talleyrand, l'art cViminuer. Le prince de Bénévent devait rassembler un lot de princes aussi copieux que possible, prendre sur lui de leur insinuer que l'Empereur serait très satisfait de leur présence, qu'il en aurait un plaisir tout particulier, quitte à Napoléon, ensuite, de jouer un autre jeu, de montrer que son amour-propre était indifférent à la question, qu'il aurait toujours assez de rois autour de lui, qu'on le gênait plutôt et qu'il avait des sujets d'occuper son attention plus importants. Le 28 septembre, l'orgueilleux souverain partit brus- quement de Paris pour l'entrevue d'Erfurt. Alors furent renouvelées les séductions de Tilsitt, dans un encadrement extraordinaire de plaisirs et de fêtes. L'ordre avait été donné, les mesures avaient été prises pour qu'on y déployât un faste, une mise en scène, une magnificence sans pareils. Talleyrand et Rémusat, les ordonnateurs officiels, se l'étaient entendu répéter avec instance par l'Empereur Mon voyage devra être environné de beaucoup d'éclat. Quels seront les chambellans de quartier? Je veux de grands noms. C'est une justice à rendre à la noblesse française. Elle est admirable pour représenter dans une cour. Il nous faudra, tous les jours, un spectacle, les meilleurs acteurs de la Comédie-Française, les meilleures pièces. » Et du panache à profusion, un cortège militaire com- posé des maréchaux ou généraux du premier ordre et des plus reluisants, enfin une démonstration de puis- sance à rendre jaloux celui pour lequel on la prodi- guait l, jusqu'à l'excès. Il L'amour-propre des Russes en était indirectement froissé. IS'. Tou- guenieff écrira Il me semblait voir ma patris abaissée dans la personne à DANS LKS COULISSKS D ' K II F U RT 397 Comptant sur les manières captivantes du prince pour l'aidera cette reprise d'ascendant, il Tavait chargé, en sa qualité de grand-chambellan, de faire les hon- neurs de la cour impériale au peuple de rois et de hauts seigneurs, qui devaient former la suite des deux arbitres du monde. Le prestige ne manquera pas », avait dit Napoléon à Talleyrand. C'est ainsi qu'il s'était porté au-devant d'Alexandre, accompagné de sa suite militaire, pendant qu'éclataient les salves d'artillerie et que sonnaient dans tous les clochers les cloches et les carillons. Une aflQuence extraordinaire se pressait par les rues ; les équipages somptueux, les chevaux empa- nachés, remplissaient de leur bruit cette petite ville allemande rendue presque française par celui qui la possédait en toute propriété et que les merveilles du luxe, envoyées de Paris, avaient transformée en résidence princière. Les souverains étaient accourus nombreux de Saxe, du Wurtemberg, de la Bavière, et de toutes les principautés d'Allemagne. Napoléon était entouré de cette cour, lorsque arriva plein d'une impatience toute juvénile le tsar Alexandre. Sur le visage de son ami du Nord il se plaisait à suivre les impressions qu'il se flattait d'avoir éveillées dans son àme enthousiaste. Les premières impressions furent toutes de bonne grâce et d'aménité réciproques. On aurait pu en suivre les effets sur le visage anxieux du baron de Vincent, envoyé à Erfurt par le cabinet de Vienne en diplomate et en observateur. Alexandre plongeait, encore une fois, dans l'enchantement. Napoléon était allé jusqu'à son cœur par l'abandon avec lequel il lui parlait, un matin, de la de son souverain. On n'avait pas besoin de savoir ce qui se passait, alors, dans les cabinets européens on voyait d'un seul coup d'oeil lequel des deux empereurs était le maître, à Erfurt et en Europe. » 398 TJ- PRINCE DK TALLKYRAXn joie qu'il éprouverait, une joie bien profonde, s'il lui était permis enfin de se reposer de cette vie agitée; il avait besoin d'un tel repos; il n'aspirait qu'à toucher au moment où il pourrait, sans inquiétude, se livrer aux douceurs de la vie intérieure, à laquelle tous ses goûts l'appelaient. Mais ce bonheur n'était pas fait pour lui. Et comment l'avoir? avait-il ajouté dans un mou- vement attendri. Ma femme a dix ans de plus que moi. Je n'aurai jamais d'enfant à former, à aimer. Je vous demande pardon ; tout ce que je dis là est peut-être ridi- cule, mais je cède à l'élan de mon cœur, qui s'épanche dans le vôtre. » Alexandre était resté, la journée entière, sous le charme de cette conversation intime. Le soir, il en reparlait d'abondance, chez la princesse de La Tour et Taxis. Personne, disait-il, n'a une idée vraie du caractère de cet homme-là. Ce qu'il fait d'inquié- tant pour les autres pays il est positivement forcé de le faire. On ne sait pas combien il est bon. » Et, se tournant vers Talleyrand Vous le pensez, n'est-ce pas? — Sire, j'ai bien des raisons personnelles pour le croire et je les donne toujours avec grand plaisir. > Alexandre se livrait moins sur la question politique et tardait à découvrir, pour ce qui l'intéressait, ses réflexions particulières. Aussi, quand le prince de Bénévent allant d'un empereur à l'autre, voulait témoi- gner à Napoléon que le tsar était dans le ravissement. S'il m'aime tant, répliquait cet homme précis, pour- quoi ne signe-t-il pas? » Au reste, déclarait-il ensuite, il ne fallait rien pi,'es- ser. Nous sommes si aises de nous voir, disait-il en riant, qu'il faut bien que nous en jouissions un peu. » Au même Talleyrand, la veille, il avait glissé ces mots as de preuves; de plus, il appréhenda les effets de cette violence, au- dedans comme au dehors; il suspendit l'ordre, qu'il était prêt à lancer. D'ailleurs, avait- il le temps de faire rechercher dans le groupe de ses dignitaires, des preuves de leur désaffection, quand toute son attention était concentrée sur les périls extérieurs? Les événements se pressent. Les inquiétudes fer- mentent. Napoléon a quitté Paris. La voiture qui l'emporte est encore une fois le char de la guerre. » Quel temps, quelle année! 1813... La France épuisée confond encore sa cause et le sentiment de sa gloire avec la personnalité de l'Empereur les événements n'ap- porteront que plus tard leur enseignement humain et philosophique. Mais, vingt-deux années de guerre l'ont usée. Assez de lauriers cueillis dans le sang elle crie grâce. La paix enfin ne luira-t-elle plus sur le monde? On l'avait entrevue tout à l'heure, après la victoire de Dresde, prochaine et durable. Soudainement les feux des armées en présence avaient cessé. De part et d'autre on était tombé d'accord pour la signature d'mi armistice, comme acheminement aune réconciliation générale. Les aides de camp des deux états-majors avaient été exj^é- diés, deux par deux, dans toute les directions, la même voiture emportant, côte à côte, un officier français et un otficier russe ou prussien porteurs des mêmes ordres. Depuis les bouches de l'Elbe jusqu'à celles de la Vis- tule se sont arrêtés, à leur parole, les sièges et les com- bats. La pacification du continent n'est plus qu'une question d'heures; on l'espère, on ledit en tous lieux; la joie se rallume au foyer des absents. Cette illusion heureuse se prolongea quarante jours. Les entrevues de Prague avaient été chaudes. Les offres 424 LK l'UIXCK DM des puissances s'étaient brisées contre les résistances hautaines de Napoléon. 11 n'avait pu se résoudre, après tant d'inutiles sacrifices, à se détacher de son rêve oriental ; il refusait, au prix des provinces illyriennes, après 1S12, après les désastres de Russie, il refusait la paix dans l'espoir persistant et chimérique de parta- ger le monde en deux ». Ce fut dans toute la France et dans l'armée une impression d'immense découragement. Les généraux, les officiers ont gardé l'honneur, mais ont perdu la foi. Ils vont à l'ennemi, parce que le devoir ou le malheur des temps l'exige, mais sans élan, sûrs d'y rester, comme les autres, livrés d'avance aux coups d'une fatalité inexorable. Nous y passerons tous », c'est le mot qu'ils ont sur les lèvres à chaque retour d'hécatombe. L'amertune, qu'ils nourrissent au fond d'eux-mêmes, se répète dans les sentiments que leur expriment leurs enfants, leurs femmes, les absents regrettés dont les lettres nousavonspu découvrir une poignée decelles-là, témoignages intimes de l'angoisse publique sont une plainte continue, un cri de désolation, qui s'échappede toutes les poitrines et ne peut plus être retenu. Le temps est passé où les épouses rêvaient pour le mari jeune et ambitieux des moissons de gloire, d'avancement rapide, d'honneurs et de dignités conquises à la pointe de l'épée. Elles n'envisagent plus la guerre que comme une cala- mité sans trêve et sans compensation. Femmes, mères ou sœurs, chacLine tremble à l'arrivée du courrier, d'apprendre le malheur qu'elles redoutent. On n'a de goût ni de satisfaction, nulle part; on traîne son exis- tence, on craint et on désire, sans cesse, le lendemain. Nulle part ne se décèle l'effusion d'un instant de joie. l'œUVUK SKCKKTK DK TALLKYHAM 425 le symptôme d'une espérance vivace. Il ne revient, de partout, que des détails de soutï'rances isolées et de misères collectives. Il n'est pas un point de l'horizon où le regard puisse se poser avec complaisance. A l'intérieur, le brillant des statistiques officielles ne fait illusion à personne sur l'état critique du commerce et de l'industrie La Flandre ne produit rien, Paris pas grand'chose, et la West- phalie rien au monde 1. A Paris, la vie morale, intellectuelle et artistique est comme suspendue. C'est l'oppression des esprits se faisant plus lourde que jamais 2. La presse est demeurée ce qu'elle était, la veille, un registre quotidiennement contrôlé des actes, des déci- sions, des paroles du maître. On y chercherait, en pure perte, un blâme, un jugement découvrant qu'il y ait alors, en France, une confiance publique. L'àme de la nation muette et engourdie semble attendre, pour se réveiller, l'ébranlement de quelque formidable catas- trophe. De ce qui se passe, à l'extérieur, on n'obtient que des échos furtifs et toujours alarmants. La direction des postes ne laisse circuler aucune lettre venant d'Espagne; on en redoute trop l'influence fâcheuse sur l'état de l'opinion et sur le mouvement des valeurs. En Italie, les peuples frémissent d'un impatient désir de rébel- lion ; le brigandage y sévit avec une violence inouïe; le désarroi des finances est au comble ; et les vols à main 1 Lettre au général de division baron Corbineau, aide de camp de l'Empereur, septembre 1813. 2 Eugène de Boinville au baron Sparre, à l'armée d'Espagne lettre confisquée . 426 LE PRiNCK iK tallkyrand armée sur les grandes routes s'accordent avec les dépré- dations des gouvernants pour consommer la ruine publique. En Allemagne, le soulèvement est général. 11 n'est bruit, à chaque moment, que d'une nouvelle défection. Les princes, les demi-rois, les grands-ducs, qui s'étaient confédérés naguère, à l'appel de Napoléon, pour acquérir des territoires, une armée, des titres, se liguent, aujourd'hui, avec plus d'empressement encore pour les conserver en le combattant. Et, du théâtre de la guerre, on n'apprend rien que de pénible à con- naître. La manière opiniâtre dont les armées combi- nées du Nord de l'Allemagne mènent et poursuivent la campagne rappelle le mot de M. de Romanzoff à un diplomate prussien, en parlant de l'Empereur Il faut l'user. » Et ce furent enfin les trois journées terribles de Leipzig. Près de Leipzig, s'écrie le poète allemand 1 avec une sorte de joie féroce, s'étend le champ de mort qui remplira de pleurs bien des yeux ; les balles y volèrent comme les flocons l'hiver, et des milliers ont cessé de respirer, près de Leipzig la ville ». Dans les heures mauvaises, Napoléon se ressouvenait de Talle}Tand. Il était sous le coup de l'immense désastre et s'occupait fébrilement de rassembler les débris de son armée pour couvrir les frontières de la France mena- cées. Il avait fait appeler le prince de Bénévent. La solution était la paix accompagnée de sacrifices. Il n'en était pas d'autre. Talleyrand le pressait de s'y résigner. Il insistait à lui représenter qu'il se méprenait sur l'énergie de la nation, qu'elle ne seconderait pas la sienne dans une opiniâtreté inutile, qu'il s'en verrait 1 Arndt, Dk Leipziger Schlacht. i L ŒUVai- SECIIKTK DE TALLEYRAND 427 abandonné et qu'il lui fallait pour conjurer le pire, s'accommoder à tout prix Une mauvaise paix, lui déclarait-il, ne peut nous devenir aussi funeste que la continuité d'une guerre, qui ne peut plus nous être favorable. » Napoléon hésitait; et se rappelant, à la voix du prince, des temps plus heureux, il lui offrit une troi- sième fois de reprendre le portefeuille des Affaires étrangères, sans pouvoir l'y décider Nous n'aurions pas dû nous quitter! », répéta-t-il une seconde fois, dans une courte effusion de regret. L'entrevue s'était prolongée. Talleyrand l'écoutait, se plaignant du mauvais succès de la guerre d'Espagne et des embarras multiples, énormes de la situation. Il en parlait d'abondance et de haut, avec ce sentiment de sa supériorité, qui ne lui permettait point de convenir des fautes commises pour aviser aux moyens de prudence ou de renoncements susceptibles d'en pallier les con- séquences. Il avait dit et attendait qu'on lui répondît — Mais, à propos, interjeta le diplomate, vous me consultez comme si nous n'étions plus brouillés. — Ah ! aux circonstances les circonstances. Laissons le passé et l'avenir, et voyons votre avis sur le moment présent. — Eh bien! il ne vous reste qu'un parti à prendre. Vous vous êtes trompé, il faut le dire, et tâcher de le dire noblement. Et continuant à développer sa pensée, le prince de Bénévent en précisait ainsi les termes. Lui, l'Empereur des Français, il proclamerait que roi par le choix des jeuples, élu des nations, ses desseins n'étaient point de se dresser contre elles. Lorsqu'il avait commencé la guerre d'Espagne, il avait cru seulement délivrer les peuples du joug d'un ministre odieux, encouragé par la faiblesse de son prince; mais, comme en étudiant 428 LE PRIXCK IK TALLEVIiANI plus profondément la situation, il avait dû reconnaître que les Espagnols, malgré les torts de leur roi, restaient attachés à sa dynastie, il ne voudrait pas les contraindre davantage et cesserait de s'opposer à leur vœ;u national. Il rendrait la liberté au roi Ferdinand et retirerait ses troupes. Un pareil aveu pris de si haut, ajoutait-il et quand les étrangers étaient encore hésitants sur la fron- tière, ne pouvait que faire honneur à Napoléon encore trop puissant pour que sa condescendance fût prise pour une lâcheté. Bonaparte se promenait de long en large, écoutant sans interrompre. Au dernier mot prononcé, il s'arrêta, regardant Talleyrand bien en face et, dans l'une de ces explosions de franchise, qui lui venaient par accès Une lâcheté! s'était- il écrié. Que m'importe! Sachez que je ne craindrai nullement d'en commettre une, si elle m'était utile. Tenez, au fond, il n'y a rien de noble ni de bas dans ce monde. J'ai dans mon caractère tout ce qui peut contribuer à affermir le pouvoir et à tromper ceux qui prétendent me connaître. Franchement, je suis lâche, moi, esseniiellement lâche, je vous donne ma parole que je n'éprouverais aucune répugnance à com- mettre ce qu'ils appellent dans le monde une action déshonorante. Mes penchants secrets, qui sont, après tout, ceux de la nation, opposés à certaines atï'ectations de grandeur dont il faut que je me décore, me donnent des ressources infinies pour déjouer les croyances de tout le monde. Il s'agit donc de voir, aujourd'hui, si ce que vous me conseillez s'accorde avec ma politique actuelle et de chercher encore si vous-même n'avez point quelque intérêt secret à m'entraîner dans cette démarche. » Quel excès de confiance! Et il avait accompagné cette i L OKU VUE SKCinVlK DE TALLKYIIAND 429 étrange déclaration d'ua mauvais sourire, du sourire de Satan, redisait, plus tard, le prince de Talleyrand. Bonaparte ne pouvait admettre, et en de telles circons- tances, qu'un conseil donné ne correspondît point à une arrière- pensée d'intérêt personnel. L'entrevue n'eut pas d'autre résultat, alors que la paix conseillée par Talleyrand et Fouché était encore honorable et que M. de Saint-Aignan, après Leipzig, apportait de Francfort des propositions donnant à la France la frontière du Rhin. Napoléon persista dans sa ligne de conduite irrémédiablement funeste. C'est, maintenant, 1 On tenait beaucoup, dans les entours de l'impératrice, à ce que Talleyrand s'éloignât de Paris; on y tenait expressément. Mais lui ne s'y empressait qu'avec len- teur. L'archichancelier, les ministres et divers membres du gouvernement avaient pris la route de Blois. Que tardait-il à s'y porter, comme eux? Le 29 mars, Marie-Louise, sur le point de quitter les Tuileries, avait envoyé, rue Saint-Florentin, la duchesse de Montebello pour savoir de la bouche du prince même l'heure de son départ. Hélas ! il ne pouvait en donner d'indication précise. Sans doute il irait rejoindre Sa Majesté ; c'était le fervent désir de son cœur, mais voilà les chemins étaient si encombrés! Du reste, il était préférable aux équipages de s'échelonner, à cause des chevaux. M'"*" de Montebello écoutait encore, atten- dant une réponse plus précise. Il la reconduisit jus- qu'au haut de l'escalier avec les plus grands égards ; et au moment de lui donner l'à-revoir, àBlois ouailleui^, 444 LE PRINCE DE TALLEYKANI il lui prit les deux mains, les pressa aiïectueuscment entre les siennes et, d'un ton pénétré, qui donnait presque l'illusion d'un sentiment sincère — Allez, ma bonne duchesse, allez, vous pouvez être sûre d'une chose, c'est que l'Empereur et l'Impératrice sont vic- times d'une bien odieuse machination. » En jouant cette petite comédie, Talleyrand voulait parler, sans doute, des conseillers maladroits ou malin- tentionnés, qui avaient décidé l'exode du gouvernement à Blois, sans chance de retour. Selon d'autres faiseurs d'anecdotes, il s'était arrangé différemment pour adhérer de bon cœur à la contrainte, qui l'obligeait de demeurer à Paris, après avoir esquissé le geste d'en sortir. Il s'était décidé à monter en voi- ture. Les chevaux avaient pris le galop. Ses gens sui- vaient en grande livrée. On était arrivé, dans cet appareil, à la barrière de l'Étoile. L'équipage s'arrête. Vos passe-ports, demandent les préposés. — C'est le prince vice-grand-électeur, crient ses gens. — Oh! il peut passer. » Et les gardiens de la barrière s'écartent respectueusement. — Non, dit le prince, dans un bel élan de probité civique, non, je n'ai point de passe- port; je ne violerai pas l'ordre de l'autorité. » Là-dessus, il fait tourner bride. On est tôt de retour à son hôtel. Il y rentre comme d'une promenade et donne ses ordres pour qu'on y prépare, sans y rien négliger les appartements réservés à son hôte l'Empereur Alexandre de Russie. En effet, sur son invitation, le tsar a choisi sa demeure pour résidence, et une heure après l'en avoir fait prévenir par l'un de ses aides de camp, il lui a dit, en ces propres termes, les raisons qui l'y ont décidé L ŒUVRE SECRETE DE TALLEYRAND 445 — Monsieur de Talleyrand, j'ai voulu loger chez vous parce que vous avez ma confiance et celle de mes alliés. Nous n'avons voulu rien arrêter avant de vous avoir entendu. Vous connaissez la France, ses besoins et ses désirs dites ce qu'il faut faire, et nous le ferons. N'était-ce pas lui concéder, en peu de mots, de pleins pouvoirs pour parler et pour agir? Talleyrand aurait eu grand tort, en vérité, de suivre le cortège impérial en fuite, quand il pouvait, en res- tant chez lui, se rendre ce qu'il était devenu, du jour au lendemain, le personnage français le plus considé- rable et le principal fonctionnaire d'État avec lequel pussent s'entendre les souverains coalisés, pour la liqui- dation de l'Empire. Conseiller très écoulé des rois, qu'il avait tant aidés à abattre le colosse, il s'était vu nécessairement désigné comme le négociateur de la situation. Et quelle situation! De ce jour, il se fit un mouvement extraordinaire autour de Talleyrand, qui venait de rendre son titre de prince de Bénévent et ne s'en sentait aucunement amoindri. On a pu dire que, pendant ce moment solennel de l'histoire, les destinées du monde étaient enfermées dans le cadre de sa maison. On n'aurait qu'à relire, pour en avoir l'impression saisissante, le récit d'un témoin, le comte Beugnot, sortant d'une audience de Talleyrand. Quelle diversité de personnages! Que d'intérêts en jeu! Quel fourmillement de désirs et d'ambitions en ce faible espace! La maison était pleine de la base au faîte. Pour l'empereur de Russie et ses aides de camp servait le premier étage. Pour son ministre des Affaires étrangères Nesselrode et les secrétaires de la clian- 446 LE l'IUNCE DE cellerie russe avait été disposé l'appartement du second; et ïalleyrand s'était réservé Tentre-sol, com- posé de six pièces, afin d'y loger ses bureaux et ceux du gouvernement provisoire. Toutes les parties de l'immeuble étaient occupées, jusqu'aux marches des escaliers, que garnissaient des gardes impériales russes, tandis que des cosaques emplissaient la cour et les al»ords de l'hôtel. C'étaient des allées et venues inces- santes, un concours de monde inouï, une agitation intense de toutes les minutes, où l'on n'aurait pas distingué le jour et la nuit; seuls paraissaient tran- quilles dans cette ruche politique en perpétuelle acti- vité des cosaques qui sommeillaient sur la paille. Trois des pièces de l'entre-sol, celles-ci donnant sur la cour étaient ouvertes au publie; la première, une sorte d'antichambre, où se pressaient les quêteurs de la moindre espèce; la seconde, où se reconnaissaient les intrigants d'importance; et la troisième, en temps ordinaire, un cabinet de toilette, où le secrétaire adjoint du gouvernement en formation, Laborie, don- nait des audiences particulières. Les trois autres pièces du même étage, dont les fenêtres ouvraient sur les Tuileries, appartenaient aux ministres du jour et à leur personnel. Les séances se tenaient dans la chambre à coucher du prince; au salon, travaillaient pèle-mèle les seci*étaires, ces minis- tres et des hommes en place, qui avaient des rapports à faire ou des ordres à donner ». Il ne restait •le disponible, pour les audiences de Talleyrand, que la bibliothèque. C'était là qu'il écoutait en particulier ceux qui avaient assez d'adresse, de chance ou de persévérance heureuse pour y attirer ses pas et retenir son attention, ce qui L UVRK SECRETK D K T A LL KYR AN I 447 n'était rien moins que facile, à en juger par les détails qu'en a donnés Beugnot. C'était un tableau singulier jue celui de M. de Talleyrand essayant de passer, avec sa démarche embarrassée, de sa chambre à coucher dans sa bibliothèque pour y donner audience à quel- qu'un, à qui il l'avait promise et qui attendait, depuis des heures. Il lui fallait traverser le salon; il était arrêté par l'un, saisi par l'autre, barré par un troi- sième, jusqu'à ce que, de guerre lasse, il retournât d'où il était parti, laissant se morfondre le malheureux vers lequel il désespérait d'arriver. » Et, pour avoir une idée plus complète de l'agitation et des intrigues, qui se disputaient l'accès de ce règne transitoire, il faut songer qu'il n'y avait qu'un moment possible d'obtenir une audience de Talleyrand, et que ce moment-là était entre minuit et 2 heures du matin! Mais, quelle besogne accomplie! Est-il besoin de rappeler avec quelle étonnante acti- vité, pendant les jours d'avril 1814, malgré bien des hésitations, des résistances rencontrées, il décida les diverses puissances à reconnaître la restauration de la monarchie bourbonienne; de quelle manière habile il tit échouer la démarche suprême des maréchaux auprès des souverains coalisés, en faveur de leur maître ter- rassé, à son tour, par la loi du plus fort; comment il consomma d'une manière définitive la ruine de l'Em- pire, en obtenant du tsar cette déclaration solennelle et formelle qu'il ne traiterait plus en aucune occasion avec l'empereur Napoléon et sa famille; enfin avec quelle souplesse, nommé président du gouvernement provisoire, il répondit aux plus pressants besoins du pays, tourna les plus graves difiicultés, intervint pour le rappel de cent cinquante mille Français prisonniers 448 LK PRINCE IK ÏALLKYRAND en Russie, arracha aux convoitises allemandes les provinces qu'avaient foulées les troupes de Frédéric- Guillaume; et négocié l'évacuation prochaine du ter- ritoire ? On connaît trop bien la succession de ces événements historiques pour que nous ayons à les représenter de nouveau. Gomme sous Louis XIV, après Ryswick, la France avait à rendre les pays et les places qu'elle s'était flat- tée de posséder à jamais par la loi des conquêtes et devait supporter, en outre, tout ce que la guerre lui avait coûté pour les acquérir et les reperdre. Talleyrand, en ces jours de détresse, avait dépensé une belle énergie, afin d'amoindrir, autant qu'il était possible, la part énorme des sacrifices ; et il lui était resté cette consola- tion d'obtenir, par lui-même, en signant le traité de Paris, des conditions moins dures que l'ultimatum accepté, au nom de l'Empereur, par Gaulaincourt, au Gongrès de Châtillon. La lutte secrète qui se poursunait depuis plusieurs années entre Napoléon et Talleyrand, entre le principe de la guerre et le principe de la paix, sétait donc ter- minée par l'abaissement du premier, mais à quel prix pour la France! Le conquérant, le législateur, le stratège, l'organisa- teur de constitutions, le meneur de peuples et d'ar- mées, semblait n'être plus qu'une ombre perdue dans les brumes de l'île d'Elbe. L'homme des délibéra- tions calmes, le diplomate aux vues claires, ennemies de toute politique d'excès, le conciliateur habile, apparaissait au premier plan et dictait des impulsions décisives. Tout prêt à partir pour le Congrès de Vienne, où L OKUVRK SKCUKTK D K 449 nous le reverrons, dans lo plein de son œuvre 1, devant y représenter en face de l'Europe une nation vaincue, il allait, par sa sagacité, par sa persévérance méthodique, son art suprême de diviser les intérêts, y faire prévaloir des lois d'équité et de modération, entre les peuples, en même temps qu'y gagner pour lui-même cet ascendant supérieur, cette prépondérance incontestée, qui fut le summum de son action diplo- matique. l'i Le tableau du Congrès de Vienne formera le premier chapitre du second et dernier volume. 29 CHAPITRE DOUZIÈME Napoléon et Talleyrand. Un parallèle qui s'impose. — La diversité d'impressions et de jugements par lesquels passa Bonaparte, à l'égard de Talleyrand. — Aux jours de confiance et d'intimité. — Variations cajincieuses. — Étrange vis-à-vis. — Pendant la belle période; les effusions épistolaires de Talleyrand à l'adresse du Premier Consul. — Comment se gâta tant d"amour. — Les premières Li'ouilles. — Motifs et suites de la rupture. — Violences de Napoléon. — Inimitié froide, patiente et calculatrice de Talleyrand. — Pour juger avec impartialité de sa conduite à l'égard de Napoléon et de leui" contenance réciproque. — Sur les reproches encourus par le diplo- mate de vénalité et de trahison. — Quelle était, d'autre part, la morale personnelle de Napoléon. — D'effrayants principes supprimant, de reto ur, les droits à la reconnaissance. — Un dernier point de comparaison, se terminant à l'avantage du pacificateur sur l'homme de guerre, de Tal- leyrand sur Napoléon. Dans l'un de ses fréquents accès de dépit contre une intelligence, qu'il ne put jamais subjuguer entièrement ni conduire à sa guise, Napoléon croyait enfermer en ce peu de mots tout ce que Talle3^rand, son œuvre entière et sa réputation pouvaient attendre du jugement de Favenir. La postérité ne lui donnera d'autre place que celle qu'il faut pour dire qu'il a été ministre sous tous les gouvernements, qu'il a prêté vingt serments I, et que j'ai été assez sot pour m'y laisser prendre. » L'histoire, plus généreuse, ne devait point ratifier une opinion aussi sommaire, mais, au contraire, élargir le rôle et l'importance du personnage, qui fut l'adversaire 1 Exactement treize. 452 LK PHIXCE Di TALLFYRAND poli, perfide, quelquefois, 'en ses moyens, des dernières fautes de Napoléon. Les deux figures sont restées en présence dans la juste lumière de leurs proportions véritables; et toute supérieure qu'ait été Tune par l'im- mensité de son rayonnement, elle n'a pas éclipsé l'autre. Napoléon étendit sa gloire beaucoup plus haut et beau- coup plus loin il fut déraciné par la tempête. Talley- rand plia et dura. Nul ne fut d'aussi près associé que Talleyrand aux vastes et tumultueux desseins de l'Alexandre moderne, nul ne connut, comme lui, le carac- tère et la portée de la pensée impériale, son étendue, ses irrégularités, ses excès. De même qu'il avait tendu l'échelle et d'une manière combien diligente, combien oppor- tune 1, à l'ascension de Bonapate, quand il le vit por- ter, en quelque sorte, par les événements, de môme se retourna-t-il contre lui, quand il le sentit irrémédiable- mentcondamné. Napoléon n eut pasde plus précieux allié, ni de plus dangereux adversaire, — ce qu'il savait très bienl. Oui, quant à cela, son opinion était doublement faite; et, cependant, jusques après la terrible leçon de 1S14, jusque pendant les Cent- Jours, cherchant de dernières clartés sur les bords de l'abîme où trébuchait sa puissance, il en reviendra au ministre qui l'a trompé, et réclamera encore Talleyrand. Ces deux énergies se complétaient l'une par l'autre, quand elles étaient unies. La première incarnait le génie de l'action, la seconde exprimait cette force calme, lumineuse du conseil, qui prépare les voies aux grandes I a Méfiez-vous de Tallejrand. Je le pratique depuis seize années; jai même eu de la faveur pour lui; mais c'est sûrement le plus grand ennemi de notre maison, à présent que la fortune l'abandonne, depuis quelque temps. » [Correspondance de yapoléon l", t. XXVU, p. 131, pièce 21, 21ii. Au roi Joseph, Nogent, 8 février 1814. NAPOLÉON ET TALLEYKANI 453 résolutions ou permet d'en atténuer les retentissements dangereux. Napoléon, comme l'exprime l'historien Mignet, projetait ce qu'il y avait de grand, de glorieux, de lointain; Talleyrand portait ses soins à en écarter les périls; et la fougue créatrice de celui qui détenait la puissance pouvait être tempérée par la lenteur circons- pecte du ministre armé de prudence, — autant, du moins, que l'un permettait à l'autre de s'interposer entre l'obstacle et sa volonté. Dans les rencontres difficiles où quelque ingénieux euphémisme, une démarche de sage et lente préparation, un temps d'arrêt, une suspension favorable, pouvait amortir les effets d'un choc brusque, Talleyrand excel- lait en la manière d'arrondir ce que la dictée de Napo- léon avait de trop impérieux et de lui frayer à lui-même les moyens de paraître ou plus habile ou plus fort, en redevenant plus calme. Bonaparte, qui jouait volontiers au Jupiter surtout au Jupiter tonnant, oubliait, en maintes occasions, les caressantes douceurs de Talleyrand, si moelleux en de certaines lettres, si enveloppant en ses paroles ; il l'as- saillait de reproches, d'interpellations vives; néanmoins, il lui avait confié, n'ayant, auprès de soi, personne qu'il en jugeât plus digne ou plus capable, les négociations d'Amiens, celles de Presbourg, sinon celles de Tilsitt. Après Austerlitz, c'est sur lui qu'il se reposera d'assu- rer la victoire par des accommodements qu'on espé- rait durables. Je veux la paix, lui écrivait-il, arrangez tous les articles du mieux que vous le pourrez. » Lorsqu'il avait tenté d'organiser l'Allemagne et l'Italie, c'est-à-dire d'en partager les territoires, d'en diviser les gouvernements, pour fortifier d'autant plus l'unité 454 LE PRINCE DE TALLEYRANIJ de son empire, c'est Talleyrand qu'il consulta longue- ment, afin d'en obtenir des clartés sur les détails et de la précision sur l'ensemble. Le caractère de Talleyrand ne lui était jamais apparu comme un miroir de droiture; et ses raisons étaient fondées pour lui en refuser la louange. En revanche, la correspondance de l'empereur décèle à chaque page, l'estime que lui inspirait — malgré lui — sa pénétra- tion diplomatique et le prix qu'il attachait à ses ser- vices, parce qu'il en avait fait l'épreuve en des conjonc- tures heureuses ou compliquées de son règne. Il fallait que cet homme lui semblât bien utile, ou qu'il en crai- gnît singulièrement les desseins cachés, ou qu'il attri- buât à sa présence une influence mystérieuse dont il ne pouvait se passer, puisque sans lui vouer une réelle confiance, il le combla d'honneurs et d'or avec une munificence sans égale. Il l'avait maintenu sept ans dans le ministère ; il avait inventé des fonctions supé- rieures inconnues pour qu'il fût appelé vice- grand- électeur après avoir été grand chambellan et découpé, à son intention, dans la distribution des grands fiefs nouvellement créés, la principauté de Bénévent. Toutes choses finies. Napoléon déclarera qu'il s'était exagéré ses mérites, qu'il ne l'avait trouvé ni éloquent, ni persuasif dans leurs entretiens, qu'il roulait beaucoup et longtemps autour de la même idée, et qu'au sortir d'une longue conversation, entamée pour obtenir des éclaircissements de sa part, force était de s'apercevoir qu'il n'y avait pas répandu plus de lumières qu'en la com- mençant. C'est que vraisemblablement, en ces joutes malaisées, avec un interlocuteur fougueux et imagi- natif comme celui-là, Talleyrand se confinait à dessein dans un argument unique, qu'il y revenait sciemment, NAPOLEON ET TALLEYllAND 435 parce qu'il y voyait la clef d'une situation et qu'enfin, après beaucoup d'insistances perdues, renonçant à con- vaincre un homme qui le contredisait sans l'écouter, il se tirait d'affaire, comme il pouvait, par des mots évasifs. Napoléon ne faisait pas si bon marché de ses avis, puisqu'il les recherchait, surtout les regrettait dans les périodes de difficultés. Pourquoi Talleyrand n'était-il plus là! Ah! si Talleyrand eût eu l'affaire en main! Il en manifestait l'impression sans ménagement au ministre chargé de le remplacer, et qui n'arrivait point à tirer au clair une situation embrouillée. En 1S09, étant à Schônbrun, assis devant le bureau de Marie- Thérèse, il rembarrait M. de Ghampagny sur les lenteurs apportées dans les négociations. Talleyrand, lui disait-il, avait une allure plus vive; cela m'eût coûté trente millions, dont il m'aurait pris la moitié, mais tout serait fini depuis longtemps. » Soupçonneux à juste titre des intrigues qui se tra- maient, au dehors, entre ses alliés prétendus 1 et ses ennemis déclarés, sans qu'il pût vraiment distinguer ceux-ci de ceux-là, cherchant dans cette marche à tâtons des clartés indicatrices, il se retournait en fin de compte, vers Talleyrand pour qu'il l'aidât à les décou- vrir. La veille, il se plaignait amèrement de son jeu ténébreux. Maintenant, il lui rendait en paroles une affection singulière. — Vous êtes un drôle d'homme ; je ne puis m'em- pêcher de vous aimer », lui déclarait-il sans le croire, ni le lui faire accroire 2. Et le lendemain, il repartait en des tirades furi- bondes contre la traîtrise innée de ce Talleyrand. 1 Alliés sur le vélin, la défection dans l'àme. » A. Sorel. 2 Le prince de Melternich rapporte, en ses souvenirs, qu'un jour 456 LE PhlNCK I>K TALLEYUAND C'était le plaisir de Napoléon de réveiller son monde, comme il le disait, par des sorties imprévues autant qu'embarrassantes. D'habitude, quand il y avait cercle autour de lui, il parlait seul, très écouté, très redouté. Sur quelque point qu'il eût porté le sujet de son mono- logue, parti en coup de foudre, sur une interpellation, on ne se permettait que rarement d'y donner la réplique. Soit qu'ils fussent tenus sous la crainte, soil pour une autre cause, les gens se dérobaient par une réponse fuyante et soumise ou par une révérence de cour aux questions trop directes qu'il leur lançait à la tête. Talleyrand ne partageait point cette impres- sion générale d'intimidation, sincère ou jouée, en sa présence, mais attendait le choc sans trouble, et lui renvoyait en douceur des mots où perçait de l'ironie contenue, sous des apparences de respect et de louange. Au temps où l'empereur n'en avait pas encore brisé avec lui sur les formes de l'urbanité, il savait esquiver les détails gênants par l'agrément d'un trait d'esprit, qui lui permettait de glisser sur le reste, ou par une flatterie d'autant plus adroite qu'elle'n'avait pas l'air d'en être une, — la seule manière de flatter qui ne fût pas épui- sée dans cette atmosphère d'adulation. Ea sola species adulandi superat. Ce fut à Bruxelles que M"'- de Rému- sat avait entendu Talleyrand répondre avec tant de fmesse le détail en est bien connu à l'interrogation rempereur lui avait dit Quand je veux l'aire unechose, je n'emploie pas le prince de Bénévent ; je m'adresse à lui quand je ne veux pas faire une chose, en ayant l'air de la vouloir. » [Mcmoires, t. 1", p. 70. 11 y avait là bien de la contre-finesse. Mais peut-être en parlant ainsi, Napoléon ne tendait-il qu'à flatter Metternich, en lui suggérant l'idée qu'il lui confiait à lui ce qu'il dissimulait à Talleyrand. NAPOLÉON ET TVLLEYRAND 4o7 subite de Bonaparte sur la faron dont il s'y était [iris pour accroître si rapidement sa fortune. — Monsieur de Talleyrand, on prétend que vous êtes fort riche. » — Oui, Sire. » — Mais extrêmement riche. » — Oui, Sire. » — Comment avez-vous fait? Vous étiez loin de l'être à votre retour d'Amérique? » — Il est vrai. Sire, mais j'ai racheté, la veille du 18 brumaire, tous les fonds publics quej'ai trouvés sur la place; et je les ai revendus le lendemain. » L'histoire était bien inventée par les besoins de la cause. On dut se résoudre à l'accepter comme de la bonne et franche monnaie. Cette indépendance mesurée, que rendait soutenable en face d'un souverain aussi peu endurant que Napo- léon la délicate manière dont elle se traduisait, il s'attachait à la conserver sur les différents sujets qui mettaient leurs idées en présence. Il arrivait, de loin en loin, que la littérature et les arts en fissent les frais, quoique Napoléon préférât en causer avec des poètes et des artistes. Un jour qu'il s'entretenait là-des- sus avec son ministre des Relations extérieures, leurs vues ne s'étaient pas accordées sur les limites de ce discernement heureux, vif et précis du vrai, du beau, du juste dans la pensée et dans l'expression, qu'on appelle le goût Ah! le bon goût, riposta le prince de Bénévent, si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu'il n'existerait plus. » Tal- leyrand, qui savait écouter et porter jusque dans le mutisme des airs de louange, possédait assuré- ment l'un des meilleurs moyens de lui plaire; encore 458 LK l'IUNCE DE TA YM A M ce genre de complaisance élait-il suspect de sa part. Napoléon ne s'en rapportait qu'à demi à ses silences approbateurs. Il lui sentait des arrières -pensées dissi- dentes, contre lesquelles il éprouvait de l'humeur, mal- gré qu'elles ne lui fussent point connues. Étrange vis-à-vis de ces deux maîtres dissimulateurs 1 C'était une des tendances de Napoléon de poser en prin- cipe que l'homme vraiment politique doit savoir calcu- ler jusqu'aux moindres profits qu'il peut tirer non seulement de ses qualités ou de ses talents, mais encore de ses défauts. Or, Talleyrand professait la même théorie. Mais, ce qui le piquait au jeu, c'est que l'empereur la mettait en pratique si à fond qu'il en déconcertait la clairvoyance la plus lucide. Ce diable d'homme, s'écriait-il chez M""* de Rémusat, trompe sur tous les points. Ses passions elles-mêmes vous échap- pent, car il trouve moyen de les feindre, quoiqu'elles existent réellement. » Dans ce genre de comédie, si la part de la sincérité était aussi mince d'un côté que de l'autre, il est certain que Napoléon manœuvrait avec plus de ruse, Talleyrand avec plus de mystère, et que ce dernier, tout en apportant en affaires les mille res- trictions dont se gardent par métier les diplomates, visait plus franchement au but, parce qu'il n'aimait pas, en somme, qu'on fût toujours dans l'incertitude ou sur le qui-vive. Durant la belle période, quand on pensait y voir des gages de stabilité, Talleyrand seconda d'un vouloir réfléchi les desseins de l'empereur, avec des alterna- tives d'accord et de désunion. A diverses fois, éclataient des critiques, auxquelles il ne s'était pas attendu et NAl'OLÉOX ET TALLEYRAND 459 qui gênaient ou déplaçaient le terrain des négociations diplomatiques entamées. Des admonestations impa- tientes lui parvenaient sur ce que le ministre semblait outrepasser les instructions qu'il avait reçues. Il lais- sait couler l'averse et reprenait ensuite la discussion, d'un esprit calme et en se souvenant que son rôle de modérateur lui avait toujours été fort difficile à rem- pli!'. Dans un désir égal de retenir les excessifs de la Révolution et d'apaiser les violents du pouvoir, n'avait- il pas encouru, tour, à tour, les colères des uns et des autres? Les républicains l'accusèrent d'avoir voulu sou- mettre l'État à un maître ; et ce maître, mécontent des résistances même légères qu'il lui opposait et de son refus poli d'applaudir à tous ses actes, lui reprochait cette demi-indépendance comme une trahison. C'étaient les premiers symptômes d'un désaccord plus profond. Aux alentours de la paix d'Amiens, ïalleyrand eut sur les lèvres et au bout de la plume des compliments extrêmes à l'égard de celui qu'il avait assuré, pour toute la vie, d'un tendre et immuable dévouement 1. Sous le Directoire, passant les l3ornes, il avait repré- senté aux gouvernants, dont il désirait endormir les soupçons, le général Bonaparte comme une àme éprise de calme et de simplicité, n'aimant que la paix, l'étude, les poésies d'Ossian et n'aspirant qu'au repos, après la victoire. En parlant de la sorte, il savait pertinemment qu'il n'était pas un oracle de vérité. C'était bien de l'amour encore, sous le Consulat, lorsque des raisons de santé l'ayant contraint de s'ab- 1 messidor aa IX 1 19 juillet 1801 . 460 LF, riiiNCE ii; senler de Paris — le temps d'aller prendre les eaux à Bourbon — il se plaignait comme d'un malheur véri- table de cette cruelle nécessité qui le priverait, pen- dant deux semaines, peut-être trois, d'admirer de plus près la sublime activité du héros 1. Que serait-il? Qul' pourrait-il faire, n'étant plus à portée de son insjù- ration ? Yoilù le moment où je m'aperçois Ijien que, depuis deux ans, je ne suis plus accoutume à penser seul; ne pas vous voir laisse mon esprit sans guide ; aussi vais-je probablement écrire de pauvres choses; mais ce n'est pas ma faute; je ne suis pas complet, lorsque je suis loin de vous. A l'avènement de l'empire, ses accents s'étaient élevés avec la grandeur de l'homme. . . Quoi! vous êtes monarque et vous m'aimez encore? Il n'était plus sensible qu'à sa gloire; il n'avait plus d'amour-propre que par rapport à lui. Sans tomber dans un génie de flagornerie contraire à la délicatesse du goût, il lui prodiguait de cet encens choisi, où se surpassent les connaisseurs Sire, Dans l'éloignement où je suis de Votre Majesté, ma plus douce ou plutôt mon unique consolation est de me rapprocher d'elle, autant qu'il est en moi par le souvenir et par la prévoyance. Le passé mexplique le présent et ce qu'a fait Votre Majesté me devient un présage de ce qu'elle doit faire; car, tandis que les détermina- tions des hommes ordinaires varient sans cesse, celles de Votre Ma- jesté prenant leur source dans sa magnanimité naturelle, sont dans les mêmes circonstances, irrévocablement les mêmes 2. 1 20 messidor an IX. Arch. Fs. France, 658, fol. 11. 2 Lettre de Talleijrand ù Xapoléon, Strasbourg, 25 vendémiaire an XIV 17 octobre 1805. Talleyrand en écrivant ces lignes, usait d'un conseil détourné pour retenir Napoléon dans les bornes de la modération, après ses rapides victoires en Allemagne, et Tincliner à des vues conciliantes, équitables, généreuses, qu'il feint do lui suggérer pour l'y mieux disposer. NAPOLKON ET TALLRYRAND 461 Voltaire n'écrivit pas à Frédéric J'épîlres plus adroi- tement complimenteuses que certaines lettres de Talley- rand à Napoléon. Gomment, par quelle aggravation de causes, de si belles protestations devaient-elles aboutir, chez le prince de Bénévent, à un véritable antagonisme, sous les apparences d'un service continuant d'être actif et soumis? Des démêlés sur la question européenne, il y en eut toujours entre l'empereur et son ministre, quant au fond ou dans la forme. Au cours des années prospères, ces contradictions étaient accidentelles et mesurées. Puis, revenaient des entre-temps de conciliation et d'harmonie exemplaires, où leurs sentiments se déce- vaient à l'envi. Napoléon avait failli presque l'aimer, si tant est qu'il eût jamais affectionné quelque chose ou quelqu'un, hors de lui, dans son cercle militaire ou politique. Talleyrand s'était surpris à ressentir, à son tour, le charme de cette bienveillance enjouée et pré- venante où excellait l'empereur, quand il daignait s'en donner la peine, à s'en laisser pénétrer, dis-je, au point de s'en souvenir longtemps après, avec une flatteuse satisfaction. Malgré qu'il sût à quoi s'en tenir sur sa sécheresse habituelle et qu'il en eût ressenti les effets, il lui revenait de citer, de sa part, des exemples aimables de douceur et d'aménité. Un jour qu'il y insistait jusqu'à verser dans la louange superlative Montrond lui repartit, en riant Vous pouvez faire son éloge, vous lui avez fait assez de mal! » Nous en avons exposé le détail, précédemment, Talleyrand se connut une période de crédit soutenu et qu'il fut presque seul à exercer sur l'esprit de Bona- parte; sans lui consentir aucune sympathie d'ànie réelle, on prêtait l'oreille à l'autorité de sa parole. Il 462 LE PRINCE DE TALLEYRAND ne s'était pas abusé, dans ces avantageuses conditions, jusqu'à se dire qu'il convertirait jamais un tel domi- nateur à épouser les vues d'une politique d'équilibre et de modération. Mais il avait conçu l'espoir qu'il lui serait possible d'endiguer le torrent. Il s'elîorça, selon le mot d'un historien, de lier ses passions en les reportant ailleurs, dans la voie des créations à la fois grandes et salutaires. Napoléon, avec sa perception instantanée des choses et son amour de la nouveauté, inclinait à l'y suivre, pour l'y dépasser bientôt. Il enga- geait l'entreprise et en jetait les bases sans attendre. Malheureusement, il ne s'y fixait point. Il dérivait à d'autres flots, négligeant ou renversant par caprice ce qu'il avait commencé d'établir. Talleyrand, qui n'avait pas le goût de la lutte, pied à pied, ne persistait point, lien arriva forcément à se décourager ; et les ressources cju'il avait mises à son service, il se fit à l'idée de les tourner, un jour, contre lui, quand ses exigences auraient lassé la fortune. Dans leurs face à face pleins d'interrogations, où se croisaient le doute, la défiance réciproque, tous deux avaient eu le temps de se pénétrer à fond. Talleyrand ne caressait aucune espèce d'illusion sur la capacité d'attachement de l'empereur pour qui que ce fût. Non plus, Napoléon tout en éprouvant un plaisir intérieur à plier, pour son usage, les services à grandes manières de ce parfait homme de cour et du monde, non plus Napo- léon ne se leurrait sur ce qu'il devait attendre de lui, en dehors d'un intérêt immédiat. S'il croyait en la sou- mission aveuglément idolâtre d'un duc de Bassano, il n'était pas dupe de la fidélité de cœur d'une certaine portion de son entourage. Il ménageait Talleyrand, il tolérait Fouché, parce qu'il aimait mieux les savoir sous i NAPOLÉON ET TALLEYRANI> 463 sa grille qu'en liberté. Mais il était fixé sur le vrai de leurs sentiments. Talleyrand et Fouché... ces noms- là furent la continuelle obsession de sa pensée. Lors- qu'il ne sera plus le maître de frapper, des mouve- ments vindicatifs lui remonteront au cerveau pour le mal qu'il aurait pu leur faire et l'imprudence, qui fut sienne, de s'en abstenir. Il y avait des instants où ïalleyrant surtout, cette énigme vivante, crispait, exaspérait ses nerfs. Il le haïssait et le désirait, le recherchait et l'éloignait, le flattait et l'accablait d'invectives; c'était une conti- nuelle hésitation de la colère et de la faveur. Le garde- rait-il ministre? L'enverrait -il en ambassade? Ou le ferait-il assassiner? Serait-il moins à craindre, bien vivant ou menacé de mort, dans les honneurs ou dans l'exil? Parviendrait-il, lui Napoléon, à se l'attacher définitivement, à force d'argent? Ou le verrait- il lui échapper comme une ombre glissante et jamais sûre? Plus d'une fois, il avait arrêté le projet de le perdre, mais il en avait suspendu l'exécution, par l'arrière-pen- sée qu'il aurait eu l'air de le craindre en s'en défaisant. Les premiers refroidissements sensibles survenus entre eux tinrent à des causes tout humaines. Une susceptibilité jalouse, dont tout son génie ne pou- vait le défendre, indisposait Napoléon contre les succès trop marqués de ses anciens compagnons d'armes ou de ses négociateurs, parce qu'il prétendait résorber tout en soi. Tel, Louis XIV, à l'égard de ses généraux, de ses ministres, qui ne pouvaient hasarder d'initiative éclatante qu'en lui donnant à croire qu'il en avait été le conseiller, l'inspirateur, et que la gloire entière lui en revenait à lui seul. Conscient de la supériorité de ses aptitudes en la science diplomatique, Talleyrand avait 464 LE PRINCE DE TALLEYRAM fondé des espérances longues sur la durée d'une in- fluence, que l'empereur s'était empressé de lui retirer, du jour où il pensa voir qu'elle aspirait à se rendre indispensable. Napoléon n'aimait pas entendre louer. On vantait trop la prudence et la sagacité de ïalley- rand ; on en redisait trop souvent les termes à son oreille. 11 s'était senti fatigué d'un ministre, à qui l'opi- nion attribuait tout le mérite des négociations heureuses. C'était une part qu'on lui dérobait de sa puissance et de ses facultés géniales. En éloignant Talleyrand des affaires étrangères, sous les compensations apparentes d'une dignité essentiellement décorative, en choisissant pour lui succéder un homme instruit mais faible, comme l'était Ghampagny, il avait voulu qu'on s'ac- coutumât, désormais, à bien savoir que lui seul, chef de l'État, concevait ses plans et en surveillait l'exécu- tion. Sauf des rappels occasionnels, qui ne dépassaient pas les limites d'une conversation, il avait affecté, depuis lors, de tenir loin de ses conseils le prince de Talley- rand et de ne travailler ostensiblement qu'avec le comte de Ghampagny. Le signataire des traités de Lunéville, d'Amiens et de Presbourg, en conçut une aigreur, dont les effets rejaillissaient de la personne du maître sur celle du serviteur. On s'en apercevait, de reste, aux sarcasmes qu'il se plaisait à décocher contre le nouveau ministre et la nature subalterne de ses fonctions. Obéissant à des considérations plus relevées, il voyait avec douleur son impuissanceàcontre-balancerpar des avertissements salu- taires les conséquences d'une politique intempérante. De son côté, Napoléon avait trop de pénétration pour ne pas comprendre qu'il avait piqué au vif l'amour- propre de Talleyrand et que ni l'argent ni les honneurs NAPOLKON KT ï ALLi; YK A iNI 465 ne seraienl un baume assez etlicace pour guérir ce genre de blessure, dont le premier efl'et est de suppri- mer toute sensibilité de gratitude et toute capacité de dévouement. Il en était d'autant mieux averti qu'il le savait peu scrupuleux et qu'il en avait eu la preuve, pur lui-même, aux dépens du Directoire. Sa défiance s'était fortement accrue; il la nourrissait et l'entretenai!, contre lui par des motifs sans précision qui ne deman- daient qu'à s'exhaler en des paroles de colère. Ils étaient à deux de jeu. Talleyrand avait fait son compte sur le néant d'un zèle sans résultat d'utilité ni pour les autres ni pour lui-même. Du mécontentement à la froideur, de la froideur à la mésintelligence, de la mésintelligence à l'inimitié profonde, ce furent les étapes franchies, en peu d'années, de son ressentiment jusqu'à ce qu'il lui eût donné cette joie de voir à terre l'empereur et l'empire. Celui qui négocie toujours trouve enfin un instant propice pour venir à ses tins 1 ». Cette heure devait arriver immanquablement, dans le délai qu'avait entrevu Talleyrand, du fond de ses desseins d'intrigue, dont une partie, hâtons-nous de le dire, tendait à un but sincère de pacification générale. Les manières d'agir et de parler de Napoléon, comme elles se prononçaient, de jour en jour, contre lui-même, n'étaient pas de nature à l'en détourner. Avant que le grand choc n'éclate, bien des mots sonne- ront à son oreille, qui ne seront pas exactement des douceurs. Il devra les supporter sans avoir l'air de les entendre. Il n'en modifiera pas d'une ligne son habituel maintien. Mais s'il possédait une patience à toute épreuve 1 Richelieu, Testament politupie. 30 466 l'K PKINCF- DE TALLEYRAM pour affronter les procédés blessants, sourire aux imper- tinences qu'il ne pouvait pas corriger d'un mot domi- nateur, ou dévorer l'insulte quand elle venait de si haut, il n'y était pas aussi insensible que semljlait l'in- diquer le flegme de son attitude. Il feignait d'ignorer, mais il n'oubliait point. Savoir attendre était son art. Napoléon avait conçu une singulière idée — quel-, quefois trop justifiée — de la bassesse humaine, et sur laquelle il se fondait pour croire que plus on houspille un homme tenu sous votre dépendance, plus on l'outrage, plus il vous devient ami, s'il y voit de l'intérêt. Il l'avait pratique contre ses frères, contre de hauts fonctionnaires et des gens de bas étage. Il eut le tort d'appliquer les mêmes vues et le même traite- ment à un Salicetti et à un Talleyrand. La double humiliation que lui avait infligée Bona- parte, d'abord en l'obligeant à contracter un mariage peu digne, ensuite en repoussant de la Cour celle qu'on l'avait presque forcé d'épouser, n'était pas sortie de sa mémoire; elle y avait déposé les premiers germes d'une longue rancune. Qu'on ajoute à ces précédents d'ordre intime les causes plus générales dont nous avons développé l'enchaînement, et c'est assez pour s'ex[iliquer son effort méthodique à seconder contre Napoléon la marche adverse des événements. Les affaires d'Espagne décidèrent la rupture. Lorsqu'il avait été question d'envahir la Péninsule sans motif de guerre, Talleyrand n'avait pas craint d'élever la voix, au sein d'un Conseil d'État asservi, pour condamner cette entreprise comme impolitique et dangereuse. Après l'insuccès trop certain de cette aventure de rapt, qui avait débuté par l'invasion de Burgos et de Barcelone, celui qui l'avait ordonnée NAPOLKON ET TALLEYRAND 467 voulut en rejeter la faute, en grande partie, du moins, sur celui qui l'-avait déconseillée. Tout au contraire des déclarations de Talleyrand, Napoléon affirmera qu'il avait presque cédé à son instigation en confisquant le trône d'Espagne. Dès 1805, le prince avait eu connaissance du projet, que nourrissait l'empereur, d'y remplacer la dynastie des Bourbons par celle des Bonaparte. 11 avait pu, tout en ne l'approuvant pas intérieurement et en principe, l'admettre comme un moyen terme, se ral- lier à l'idée d'un arrangement, qui aurait donné à la France le territoire situé au nord de l'Ebre et cédé, en guise de compensation, le Portugal à la monarchie espagnole. Les moyens employés ne furent point ceux qu'il avait prévus, mais des procédés sans franchise, dont il porta condamnation de la manière la plus formelle On s'empare des couronnes, pronon- çait-il, mais on ne les escamote pas. » Il l'avait dit avec une égale netteté au comte Beugnot, qui en a laissé le témoignage par écrit. Nul ne l'ignore la trame fut savamment ourdie. On opéra, avec un art de perfidie consommé, ce dépouil- lement d'un roi qui était venu, de confiance, rendre des hommages à un souverain son allié depuis dix ans. Les princes, on les tenait en chartre privée dans Valençay 1. Le trône était vacant, le territoire inondé de troupes françaises. Joseph n'avait plus qu'à s'ins- taller. Le programme decettedépossession s'était accom- pli, de point en point, comme l'avaient réglé les ordres sans réplique d'une activité sans scrupule. Persuadé que Il Napoléon avait loué celte propriété de Talleyrand au prix de francs île prince aimait les alTaires positives , pour servir de rési- dence forcée à Ferdinand VU et à son frère, l'infant don Carlos. 468 LE PRINCE DE TALLKYKANI les Espagnols, s'ils commetlaient la folie de résister, seraient incapables de tenir, il considérai 1déjà comme terminées les affaires de la Péninsule et, par consé- juent, les estimant indignes d'occuper plus longtemps son attention, impatient d'en reporter l'effort sur d'autres objets, contre l'Autriche, surtout, fju'il se pro- posait de faire rentrer dans le néant, contre tous ses . adversaires du jour et du lendemain. Napoléon triom- phait. D'opposition de principe, il n'en avait rencontré que chez Talleyrand. Il voulut le rendre témoin de son orgueilleuse satisfaction. Il le rappela de Yalenray à Nantes, où il s'était arrêté, à son retour de Bayonnc — Eh bien! lui avait-il lancé, à l'une des premières conversations entamées sur le sujet, eh bien! vous voyez à quoi ont abouti vos prédictions, quant aux difficultés que je rencontrerais pour terminer les alTaires d'Espagne, selon mes vues; je suis, cependant, venu à bout de ces gens; il ont tous été pris dans les filets que je leur avais tendus; et je suis maître de la situa- tion en Espagne, comme dans le reste de l'Europe ». Il avait pris en parlant ainsi, le ton moqueur, l'air sarcastique. Légèrement ému de cet excès de confiance, alors qu'on n'en était qu'au début des événements et que des complications graves étaient à craindre, Tal- leyrand ne put se défendre de lui objecter qu'il ne voyait pas la situation sous la même face et qu'à son avis l'empereur avait plus gagné que perdu, dans ce qui venait de se passer à Bayonne. — Qu'entendez-vous par là? demanda-t-il en arrê- tant de marcher, de long en large, à travers la chambre. » Et son interlocuteur, avec un calme plein d'énergie, que nul ne posséda comme lui en présence de Napo- N A 1' 0 L !• 0 X E r r A I- [- !• y r a n ij 469 K'on, reprit, de la manière suivante, sa démonstration — Mon Dieu ! c'est tout simple et je vous le mon- trerai par un exemple. Qu'un homme dans le monde y fasse des folies, qu'il ait des maîtresses, qu'il se con- duise mal envers sa femme, qu'il ait même des torts graves envers ses amis, on le blâmera, sans doute; mais, s'il est riche, puissant, habile, il pourra rencon- trer encore les indulgences de la société. Que cet homme triche au jeu, il est immédiatement banni de la compagnie, qui ne lui pardonnera jamais! » Le visage de Napoléon blêmit d'une colère muette. Il s'abstint de répondre, voulant se donner le temps de réfléchir sur la sanction qu'appellerait, tôt ou tard^ une contenance aussi osée. Il ne retint pas Talleyrand^ qui put retourner à Valençay, auprès de ses hôtes, les prisonniers de l'empereur. Il avait gardé le silence, ce jour-là, où l'on était seul à seul. Mais, quelle revanche de son irritation con- tenue, celle qu'il se ménagea à son heure, aux Tuileries, entouré de ses grands dignitaires! Talleyrand n'a pas jugé bon d'en relever les termes, au courant de ses souvenirs ; une telle réserve se comprend plus qu'à demi il n'aurait eu rien d'agréable à en rappeler. La scène s'est passée, devant témoins, à la date du 28 janvier 1809. Decrès et Cambacérès, entre autres, sont là. Talleyrand s'est glissé dans la pièce où l'attena cette sorte d'exécution. Il ya pris place tranquillement. Napoléon l'a vu. Son œ ils 'allume aussitôt, sa voix éclate dans une apostrophe ardente et prolongée. Il lui reproche, à la fois, les faits de la veille et de l'avant- veille. Li pi ix de Presbourg, dont le ministre de France avait atténué, modéré les exigences, lui est rejetée comme une trahison. Traité infâme, œuvre de 470 LE l'IUNCK DE TALLEYRAXIJ corruption! » Les mois se pressent avec une violence redoublée. 11 en arrive à l'invective directe Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi, vous ne croyez pas en Dieu! » 1. Lui, Napoléon, qui se vantait d'avoir attiré dans ses filets par une insigne trompe- rie les princes auxquels il avait juré sa protection et le respect de leurs droits, s'indigne au nom des vertus, de la bonne foi, de la loyauté... L'orage roula pendant une demi-heure. Talleyrand le laissa précipiter son cours et passer, sans dire un mot, sans trahir aucun signe d'émotion; mais en se retirant, il emportait au-dedans de soi un accroissement de haine, qu'il se promit bien de laisser venir à maturité. La rude partie, qui se jouera dans la pénombre entre le maître du jour et Talleyrand, est virtuellement ouverte. Souvent la plainte d'ingratitude revenait sur les lèvres de Bonaparte, à l'encontre du prince de Béné- vent, soit qu'il la lui adressât à lui-même, soit qu'il la dévoilât à des personnes de son entourage. En l'exprimant avec amertume, il oubliait, selon la juste remarque de Sainte-Beuve, que s'il y a des bienfaits qui obligent, il y a des insultes qui aliènent à jamais et qui délient. La même cause n'avait-elle pas produit les mêmes effets du côté de ses frères? En accompa- gnant d'une loi de contrainte et de soumission humi- liée les biens dont il les combla, honneurs ou richesses, il n'avait pas réfléchi qu'il les dispenserait d'avance des retours de la gratitude. Comme il s'en plaignait pourtant ! Si chacun d'eux eût imprimé une impulsion commune aux diverses missions qu'il leur avait confiées, ,1,1 Dieu, c'était lai-même, peut-être. Voyez p. 208 Cf. p. 408. NAPOLKON ET 471 ils eussent ensemble, les Bonaparte, marché jusqu'aux pôles! Ah! Gengis-Khan, le ravageur des mondes, avait été plus heureux que lui, Gengis-Khan, dont les quatre fils ne comprenaient d'autre rivalité que de le bien servir! Et ses généraux, ses ministres, et Talleyrand! Rœderer a raconté comment il fut pris à témoin par Napoléon, de sa double rancœur, le 6 mai 1800, au palais de l'Elysée. L'empereur, qui se promenait à grands pas, à tra- vers la chambre, comme à son habitude, lorsqu'il entamait un long monologue, avait tourné d'abord contre son frère aîné Joseph son premier accès de mécontentement. Porté sur le trône d'Espagne sans l'avoir demandé, celui-ci n'affichait-il pas l'étrange pré- tention d'être roi, pour son comple? Joseph, après Louis Bonaparte, posait osément cette alternative ou qu'on lui rendît les pleins pouvoirs ou qu'on le laissai retourner aux loisirs de la vie privée. Etait-ce ainsi que devait lui parler un homme de son sang, qui lui devait tout et même cette chère retraite de Mortefor- taine, si chère à ses vœux? Lui convenait-il de tenir le langage des ennemis de la France ! Voulait-il faire comme Talleyrand? Et en prononçant ce dernier nom, qui prenait tant de place dans sa pensée, ses accents s'étaient échauffés de nouveau Talleyrand! Je l'ai couvert d'honneurs, d'or, de diamants! II a employé tout cela contre moi. 11 m'a trahi autant qu'il le pou- vait, à la première occasion qu'il a eue de le faire... Il a dit qu'il s'était mis à mes genoux pour empêcher l'affaire d'Espagne, et il me tourmentait depuis deux ans, pour l'entreprendre! 11 soutenait qu'il ne me faudrait que vingt mille hommes ; il m'a donné vingt mémoires pour le prouver. C'est la même conduite que pour l'affaire du duc d'Enghien; moi, je ne le connaissais pas, c'est Talleyrand qui me l'a fait connaître. Je ne savais pas où il était. 472 LK l'UINCK DE TALLEYIlAND C'est lui qui m'a révélé l'endroit où il était, et après m'avoir con- seillé sa mort, il en a gémi avec toutes ses connaissances. ... Je ne lui ferai aucun mal ; je lui conserve ses places; j'ai même, pour lui, les sentiments que j'ai eus, autrefois; mais je lui ai retiré le droit d'entrer, à toute heure, dans mon cabinet. Jamais il n'aura d'entretien particulier avec moi ; il ne pourra plus me lire qu'il a conseillé ou déconseillé une chose ou une autre. Jl 11 aura plus jamais d'entretien particulier avec moi. La phrase fut prononcée, mais le serment ne tint pas. Des conjonctures graves reparaîtront où le seul à seul du conquérant et du diplomate sera jugé nécessaire encore, et ce sera Napoléon, qui en marquera le désir, pour n'écouter, d'ailleurs, en fin de compte, que sa seule inspiration et ne suivre que son vouloir. Au sur- plus, jusqu'à quel point sont-elles véridiques les impu- tations contenues dans la tirade enflammée? Napoléon en avait articulé les termes, à huis clos, et en des conditions d'intimité, qui devaient le montrer sans colère. Toutefois, on n'est pas sans savoir qu'il accom- modait à son gré les faits et les mots, et toujours dans un sens qui dégageait ses responsabilités envers les hommes, envers les peuples, envers l'histoire. De 1809 à 1814 se renouvelèrent, assez fréquentes, les rencontres tempétueuses. Dans l'un de ces vertigos, dont il était saisi, à volonté, non content de s'efforcer à l'avilir, il vit le moment de noyer son vice-grand-électeur sous le ridicule. La princesse de Bénévent s'était compro- mise, au su de tout le monde, avec le duc de San-Carlos. Et Napoléon de ramasser cette histoire, de la lancer, en pleine soirée des Tuileries, à la tète de Talleyrand, de lui crier qu'on le traitait en Sganarelle et qu'il eût à sur- veiller d'un peu plus près, à l'avenir, les agissements de sa femme. Mais de très haut, avec son air glacé, son flegme indémontable, le prince avait répondu — Sire, NAPOLKON ET TALLKYRAND 473 je ne croyais pas qu'un détail de la sorte pût avoir quelque importance pour la gloire de Votre Majesté et pour la mienne. » La réplique était superbe, dans un pareil cas. Talleyrand resta-t-il aussi indifférent qu'il parut l'être à ce genre d'infortune qui blesse au plus sen- sible l'honneur ou l'amour-propre de tout homme? Nous ne le croyons point. Ce fut un froissement de plus à porter au total des mauvais propos endurés, instiga- teurs de la défection. Tant que l'horizon se montra clair et qu'il n'en eut [tas brouillé l'azur par les déviations de sa politique orageuse, Napoléon avait pu garder l'assurance que Talleyrand ne serait pas un serviteur à surveiller. Mais, quand se furent terriblement assombries les perspectives prochaines, comme celui-ci en avait eu la prévision trop nette, il eut à se dire qu'un homme vivait dans son ombre, dont le blâme intérieur accom- pagnait tous ses gestes, un ennemi silencieux et res- pectueux, qui par la désapprobation muette, à défaut de mots exprimés, contestait ses plans, ses desseins, et qui jouissait en secret, peut-être, de chacun de ses échecs comme d'un acheminement progressif à quelque perfide solution désirée, sinon déjà préparée; et le pensant et s'en irritant, il le voyait journellement devant lui, avec sa face inanimée, sa contenance froide et solennelle, presque impudente en l'inaltérabilité d'un flegme, que ne dérangeait aucune secousse des événements. Les dignités éminentes dont il l'avait revêtu, cet homm e continuait à en porter les insignes et à en recueillir les profits, en y conservant une tranquillité d'àme, qui ressemblait à du déJain. 11 en frémissait de cour- roux. Et des ennemis de Talleyrand avivaient encore l'impression déjà si aiguë chez le maître des Tuile- 474 LE PRINCE DE TALLEYRAND ries, que ces façons hautaines et soumises à la fois, avaient le don de jeter hors de lui. Après la campagne de Dresde, un malin qu'il se sentait plus nerveux et plus surexcitable encore que d'ordinaire, Napoléon l'avait aperçu, à son lever, et cette vue avait redoublé son irritation et fomenté sa bile — Restez, lui commanda-t-il, j'ai quelque chose à vous dire. j> Et ses paroles, aussitôt qu'ils furent seuls, prirent le ton d'une violente apostrophe. — Que venez-vous faire ici?... Me montrer votre ingratitude?... Vous affectez d'être d'un parti d'opposi- tion?... Vous croyez peut-être que si je venais à man- quer, vous seriez chef d'un Conseil de régence?... Si j'élais malade dangereusement, je vous le déclare, vous seriez mort avant moi. » Alors, avec la grâce et la quiétude d'un courtisan, qui reçoit de nouvelles faveurs 1, il rendit à la menace l'échange de ce compliment — Je n'avais pas besoin, sire, d'un pareil avertisse- ment pour adresser au ciel des vœux bien ardents pour la conservation des jours de Votre Majesté. » A le considérer ainsi, cravaté de calme et de mystère, les fibres de Napoléon se contractaient d'impatience et de dépit. Il en était soulevé jusqu'au point de lui vou- loir porter, de colère, le poing sous la figure, pour le faire sortir enfin de son élégance immobile. Il ne pou- vait se contenir; toute occasion lui était bonne de lui jeter de la bile au visage. Et si cette occasion ne se présentait pas, il la faisait naître. A mesure que s'aggravaient les revers de sa politique 1 La remarque est d'Henri de Latouche. NAPOLÉON ET TALLEYRAND 475 d'agression, et cela sous les yeux observateurs d'un témoin, qu'il s'imaginait attendant la fin avec une espèce de satisfaction anticipée, son humeur éclatait de plus en plus acerbe et les contre-coups en rejaillissaient d'au- tant plus intenses contre cette barrière d'insensibilité. La dernière algarade précéda le départ de Napoléon pour la campagne de 1814. A l'issue du Conseil, il avait haussé la voix, se disant entouré de traîtres, et, pour préciser le vague de son accusation, il s'était tourné contre Talleyrand. Le regardant bien en face, pendant plusieurs minutes, il l'accabla de paroles dures et offensantes. Le diplomate se tenait debout, au coin du feu, se préservant de la chaleur à l'aide de son chapeau, les yeux au loin et l'air parfaitement absent de tout le bruit, que faisait là quelqu'un. Lorsque l'empereur, ayant épuisé son réquisitoire, quitta la pièce en tirant la porte avec violence derrière soi, lui aussi pensa à s'en aller. Paisiblement, il prit le bras de M. MoUien et descendit les escaliers, sans articuler une syllabe, sans esquisser même un geste, mais gardant en bonne place, dans sa mémoire, ce qu'il avait entendu. Une conviction plus forte l'avait affermi dans cette idée qu'aucun principe d'honneur ne le retenait au service de celui qui l'accablait d'outrages. Aussi bien Talleyrand et Napoléon ne furent pas en reste de mauvais compliments l'un envers l'autre. Ils ne se redevaient rien, quant à cela. Si Napoléon le qua- lifia des pires noms, l'appelant un prêtre défroqué, un homme de révolution, un scélérat, Talleyrand ne ména- gea pas à l'homme de génie les épithètes vives, dont les plus courantes, quand il eut cessé d'être empereur, étaient celles de brigand et de bandit. Après son renversement, Bonaparte, en l'excès de iTO LK l'KIXCK UE TALLEYUAM ses colères rétrospectives, ne cessait point de fulminer contre l'homme d'État. Suivant lui, il aurait été le plus vil des Jacobins; à plusieurs reprises, il lui aurait con- seillé de se débarrasser des Bourbons en les faisant assassiner ou en les faisant enlever d'Angleterre par une bande de contrebandiers, qui naviguaient d'une cote à l'autre. Il l'affirmait expressément à sir Neil Campbell 1, le commissaire anglais chargé par son gouvernement d'accompagner de Fontainebleau à l'île d'Elbe, le captif de la Sainte-Alliance! 11 ne manifes- tait, à cette distance des événements ni regret, ni émotion de l'exécution du duc d'Enghien, mais il tenait par-dessus tout, à faire passer cette allégation dans l'histoire, que le prince de Bénévent en fut l'inspirateur. Napoléon en parlait ainsi, dans l'abaissement exaspéré de sa grandeur, parce qu'il avait toute raison de penser que Talleyrand fut, après son propre orgueil, le princi- pal instrument de sa chute. A la vérité, en aucun temps, déformateur de la vérité par principe, il ne prit la précaution d'accorder ses paroles entre elles et de se demander si, d'aventure, elles ne se trouvaient pas déjà démenties par d'autres prononcées antérieurement, sous des impressions différentes. La rancune de Napoléon se fondait sur de puissants motifs. La lutte entre eux ne s'était pas arrêtée à l'ab- dication de Fontainebleau. Proscrit par Napoléon, au retour de l'Ile d'Elbe, Talleyrand lui avait répondu en le faisant mettre au ban de l'Europe par le Congrès de Vienne. Cette rancune fut tenace. Dans ses dictées de Sainte-Hélène, Bonaparte reprendra, maintes fois, le texte de ses accusations contre son ancien grand cham- 1,1 Sir Xeil CamphelTs Journal, Londres 1869. N A poli ON ET TALLEYHAM 4 j " bellan. S'il avait été vaincu, si le torrent des armées alliées s'était précipité sur la France, la faute unique en était encore à Talleyrand. Chaque détail, chaque trait, qui lui remontait à la mémoire tendait à la dépréciation de l'homme, de ses services rendus, sinon de ses talents qu'il ne pouvait révoquer en doute aljso- lument, et de sa vie intime. Car, s'il recommençait sou- vent à dire que le prince était le roi des fourbes, en politique, il ne lui déplaisait pas d'ajouter, quand s'y prêtait l'occasion, que la princesse était la plus sotte des femmes et, naturellement, n'en ayant d'autre exemple frappant à citer, il ressuscitait l'anecdote pas très sûre, la terrible anecdote de M"'''de Talleyrand confondant Denon revenu d'Egypte, Humboldt revenu de partout, ou Thomas Robinson, un diplomate anglais qu'on lui présenta, avec le héros de Daniel de Foé, le légendaire Bohinson Crusoé. Mais il s'attardait peu sur le fait de M""= de ïalleyrand, non plus que sur la raison véritable pour laquelle il lui avait interdit de se mon- trer à la Cour. Il se rejetait à l'adversaire constant de sa politique conquérante, aux vices, à la noire ingratitude, aux félonies, à la vénalité de Talleyrand. Cette vénalité dut être bien révoltante, celte corrup- tion bien audacieuse, puisqu'il en fut tant parlé I. Talleyrand aima trop l'argent; et Bonaparte lui en lit un 1 ar un zèle de reconnaissance ou d'altacliemcnt plus ardent qu'éclairé. » 488 Lv. V ni s CE uv. sentées comme les seules condilions d'une paix durable, celles encore que l'Autriche revendiquait depuis le traité de Lunéville et qui fut la pensée constante, l'objet de toutes les coalitions. Qu'on lui ait reproché, à une époque où la corrup- tion était à peu près générale, ses grandes réquisi- tions de présents », ses continuelles et fructueuses complaisances envers la fortune », ce n'est pas sans justice; il a fourni trop de pièces au procès pour qu'on puisse l'en absoudre. La cautéle et la vénalité furent trop souvent les associées de ses combinaisons. A tra- vers ses défaillances raisonnées, quoi qu'il fit ou traitât, il s'était réservé de ne porter nulle atteinle, nul pré- judice réel et durable aux vrais intérêts de la nation. Dans les replis de son âme et malgré son scepticisme de roué politique, malgré les passagères imprécations qu'il prononça contre la France terroriste 1, demeurait un fond sincère d'amour pour son pays. Jusqu'à la limite extrême de ses métamorphoses, on le vit rester fidèle à ses premières conceptions d'un libéralisme progressif et modéré. Enfin il fut un ami des hommes, au sens pacifique du mot. En toute circonstance où il parvint à faire pré- dominer, tout au moins, une partie de ses vues et de ses senliments, il s'attesta le défenseur du droit et du bien d'autrui. Ministre de deux gouvernements belli- queux, il n'avait cessé de réprouver, en arrière et en confidence », parce qu'il les jugeait iniques et péris- sables, les arrêts de spoliation, qu'il devait contresrgner. De 1808 à 1813, plus de quatre cent mille Français avaient payé de leur vie les querelles particulières du 1 Au moment de quitter Londres, le i" mars 1794, il écrivait à M"» de Staël Faites ce que vous pourrez pour tirer Mm' de Laval de notre horrible France; je vous remercie de tout ce que vous ferez^iour cela ». NAPOLÉON ET TALLEYRANF 489 souverain qu'ils s'étaient donné avec les autres potentats de l'Europe. En aucun temps, ni sous le Directoire, ni sous le Consulat et les dernières années de l'Empire, il n'avait soutenu, sans y être forcé, une politique de démembrement et d'annexion dont la réplique était fatalement le retour des collisions en armes et la perpétuité des causes de guerre. L'esprit de destruction affligeait sa raison 1 et, je dirais aussi, son âme. Que me fait à moi, jetait l'empereur à Meltcr- nich, la vie de deux cent mille hommes! » Deux cent mille... Ce n'était pas assez. Il ajoutait Un homme comme moi ne se soucie pas d'un million ïhommes. Toutes ces existences vouées à la souffrance, à la mort... Pourquoi? Parce que l'Autriche lui refusait une pro- vince de plus, riUyrie, placée sur le chemin de son rêve, entre Rome et Constantinople. Talleyrand aima la paix par goût et par doctrine; autant que Napoléon aima la guerre par instinct et pour l'enivrement d'une gloire cruelle. S'il passa quel- quefois auprès du bien sans l'accomplir, il n'avait jamais encouragé le mal. Il respecta chez les autres les principes de liberté, de propriété individuelle ou col- lective, le droit de tous à la vie. Et le sang d'aucun homme, versé par sa faute ou pour ses intérêts, n'écla- boussa sa mémoire. L CY'St une réflexion que je fais avec peine, mais tout indique que dans riiomme, la puissance de la haine est plus forte que celle de Thuma- nité, en général, et même que celle de l'intérêt personnel. L'idée de grandeur et de prospérité sans jalousie et sans rivalité est une idée trop liante et dont la pensée ordinaire de l'homme n'a point la mesure. » Talleyrand, Méin., f. I", p. 73. TABLE DES MATIERES PaL'cs. Préface CHAPITRE PREMIER ENFANCE ET JEUNESSE Un préambule nécL'Ssaire. — Les Talleyrand-Périgord et leurs fier- tés généalogiques. — Deux traits. — La première enfance de Charles-Maurice. — Mélange singulier, dans cette éducation, d'in- souciance et d'ambition de famille. — Par quelles circonstances il fut poussé, malgré lui, dans les voies de l'Eglise. — Au collège d'Harcourt. — Pour le préparer à l'amour des grandeurs de l'Eglise une année de résidence à l'archevêché de Reims, chez le cardinal-duc. — Entrée au séminaire de Saint-Sulpice. — Période de contrainte mélancolique; analyse de cet état d'âme. — Une heu- reuse diversion de jeunesse; premier roman d'amour. — Le sémi- nariste et la comédienne. — M"' Luzy. — En quelles dispositions d'âme et d'esprit Talleyrand est entré dans les ordres. — Abbé de cour ses débuts mondains, à Versailles et à Paris. — Tableau de la société à l'extrême limite du règne de Louis XV. — Chez M^'^Du Barry. — A Reims les splendeurs de la cérémonie du sacre. — Période d'études en Sorbonne. — La journée d'un sorboniste à la fin du xviii* siècle. — Retour aux distractions du monde .... CHAPITRE DEUXIEME LA SOCIÉTÉ sors LOUIS XVI Une période de temps heureuse à vivre. — Tableau des premières années du règne de Louis XVI. — Malgré l'étiquette. — Portraits et détails de Cour. — L'état d'âme du monde aristocratique, à la veille de la Révolution. — La grande compagnie de Paris. — Des contrastes. — Les maisons préférées où iVéquentait Talleyrand. — 492 T A lu. i-, I i s M A r i î k k s Papps. Chez M"" de Monlesson. — En un Io},ms de la rue de Bellecliasse. — A la conquête de la vie, de la Ibrtuneel du succès Talleyrand, rs'arbonne, Choiseul-Goulïier. — Des liaisons de coeur et d'esprit. — Kntre la sensible comtesse de Flahaut et rt'loquenleM""de Staël. — L'amour et l'ambition — De quelle manière remarquable l'abbé de Périgord avait rempli son agence générale du clergé. — Par contre les longs repos de son collègue, l'abbé de Boisgelin chez M"" de Cavanac. — Pour être cardinal. — Pour être évêque. — .Nomination de Talleyrand au siège épiscopal d'Autun. — Après com- bien de résistances royales et dans quelles circonstances. — Vers la in du règne. — Ce qui décida tout à coup Pévêque d'Autun à quitter Paris pour aller visiter enfin son diocèse. — Les cérémo- nies de sa réception. — Evêque et député. — Comment Talleyrand sut acquérir les suffiages, qui l'envoyèrent aux États généraux . . 37 CHAPITRK TROISIEME TALLEYRAND 1T LA IIKVOLUÏION .•^l'Assemblée nationale. — Avant de s'engager. — Entre le Roi et la Révolution. — Talleyrand et Mirabeau ; un nuage tôt éclairci entre ces deux grands hommes. — Dans la belle période de 1789. — Rùie d'importance de Talleyrand. — Hors des soucis de la vie publique. — Retourà la Constituante. — Le débat fameux de r?lié- nation des biens du clergé, institué par Talleyrand, et les indi- gnations, les colères qu'il déchaîne contre son auteur dans le monde ecclésiastique. — Par contre, la popularité de l'évêque d'Autun, à Paris. — Tableau de la Fête de la Fédération et de la messe du Champ de Mars. — La situation morale de l'évêque d'Autun auprès des curés de Saone-et-Loire, après le vote de la constitution civile du clergé. — Tension extrême des rapports; puis la rupture complète démission de l'évêché d'Autun. — Après le prélat grand seigneur, le député, le diplomate. — Double mis- sion en Angleterre. — Des négociaiions laborieuses.' — L'incident Biron. — Comment des résultats si malai^ément acquis furent ren- par la journée du 10 août. — Les explications de Talley- rand, à Paris. — Troisième départ à Londres. — Détails sur sa vie intime et ses relations de société dans la caiitale d'Angleterre. — Des émigrés de son bord. — Vn aimable séjour dans le comté deSurrey. — La colonie de Jupiter-Hall. — Des conditions d'exis- tence moins tranquilles, à Londres. — Sous la menace de Valieii- hill. — Décret d'expulsim. — Départ de Talleyrand pour Philadelphie 81 T A 15 L E I K S M V T I K R i S 403 CHAPITRE QUATRIÈME TRENTE MOIS EN AMÉRIQUE l'iiges. Sur le vaisseau. — Une traversée mouvementée. — Les impressions de Talle^rand, à Philadelphie et autres lieux, sur l'Amérique et les Américains. — Des voyages d'éludés et d'alîaires. — Pour exis- ter. — Talleyrand se lance dans la spéculation agraire et sollicite des commissions à l'étranger. — Dans les entrefaites quelques dis- tractions, à Philadelphie. — Idées de retour et leur prompt accom- plissement. — Incidents de voyage; à Hambourg; M"" de Flahaut et la crainte dune rencontre trop intime; à l'hôtel de l'Empereur romain; une histoire de table d'hôte. — Rentrée de Talleyrand en France et à Paris 133 CHAPITRE LA SOCIÉTÉ SOCS LE DIRECTOIRE Les premières surprises du retour en France. — État de la société nouvelle. — D'étranges renversements dans les mœurs, dans les conditions respectives des classes et dans les modes. — Comment Talleyrand en avait prisaisément son parti. — En visite chez les merveilleuses ». — Des portraits Thérèse Tallien ; la belle Caro- line Hamelin; une troisième. — Des succès de femmes et de monde. — Une réponse de Talleyrand à M"" Dumoulin ». — En d'autres cercles. — L'influence énorme des femmes sous le Direc- toire. — De quelle manière diligente sut en user Talleyrand. — M""" de Staël, le Directoire et Barras. — Démarches successives de M"" de Staël auprès du jeune Directeur », pour obtenir de son influence la nomination de Talleyrand au ministère des Relations extérieures. — Tri pie et différente version d'un même fait. — Selon Barras; suivant Talleyrand ; d'après M°" de Staël; le vrai de l'his- toire. — Talleyrand ministre du Directoire; son rôle, moins indépen- dant qu'il l'eût voulu ; ses vues personnelles, ses desseins de paci- lication générale de l'Europe, et comment il fut empêché de les l'aire aboutir. — De premiers rapports avec Bonaparte ; la fête donnée à l'hôtel Galliffot, en l'honneur du signataire du traité de Campo-Formio. — Un détail saillant de cette fête célèbre. — Les lendemains politiques. — Origines de la campagne d'Egypte. — Initiative et complicité de Talleyrand; son entente secrète avec Bonaparte. — Une entrevue matinale, avant le départ en Egypte — Rentrée de Talleyrand dans ses bureaux. — Les loisirs du ministre. — Des fréquentations nécessaiies dans le monde dircc- 494 TA15LK lis MATIKHKS Pages. lurial. — Au Luxemljour^. — Kn la Chaumière » le M"'" Tallien. — Rue Chantereinc, en l'hôlel de Joséphine. — Chez les dames constitutionnelles ». — Par quelle suite de circonstances Talley- rand, ajant cessé d'être ministre, se mit en œuvre pour le redeve- nir, au service d'un nouveau pouvoir. — Retour opportun de Bonaparte. — Les intrigues préliminaires du coup d'Etal. — Ren- versement du Directoire; avènement de Bonaparte; la part qu'y avait prise Talleyrand et ce qu'il en pensait, au fond de l'âme. . 15'. de M™' de Talleyrand. — Jusqu'au déclin de cette union. — Retour aux événements publics ^11 TABLK DKS MATIKRES 495 CHAPITRE SEPTIÈME l'aube IMl'KRIALE Pages. En 1802. — La disgrâce de Fouché, et le plaisir sincère qu'en éprouva Talleyrand. — L'ascendant dont jouissait, à cette date, le ministre des Relations extérieures. — L'homme politique et l'homme de cour. — Talleyrand se faisant l'intermédiaire par excellence entre la noblesse et le nouveau maître des Tuileries. — Les commen- cements de la Cour consulaire. — Renaissance de la vie de société. — Les salons d'alors. — M. de Talleyrand chez la princesse de Vaudemont. — Ses réceptions, à l'hôtel GallifFet. — Son rôle, pen- dant la belle période du Consulat, et ses premières craintes sur les rapports de Bonaparte avec TEiirope, dans un prochain avenir. — Changement d'orientation dans la politique étrangère ; les justes appréhensions qu'elle lui inspire. — Rupture delapaii d'Amiens. — Pendant la dernière année du Consulat. — L'affaire du duc d'En- ghien. — Imputations portées contre Talleyrand; à quelles justes proportions doit les réduire la vérité historique 271 CHAPITRE HUITIÈME VERS i/aPOGÈE La haute situation de Talleyrand, au cours des années 1804 et 18U5. — L'harmonie de ses rapports d'affaires et d'intimité avec l'Empe- reur. — Leur travail en commun. — Ambitions croissantes de Bonaparte. — L'empire français et la g-uerre d'Allemagne. — Départ de Talleyrand pour Strasbourg, puis, après la victoire, pour Vienne. — Quelques journées d'attente passées dans le château de Schôn- brunn. — Ouvertures diplomatiques; insuccès des conseils de Talleyrand à Napoléon d'épargner l'Autriche, de se garder des pièges de la diplomatie russe. — Impressions d'un diplomate, sur le champ de bataille d'Austerlitz. — La lecture d'un courrier de Paris à Napoléon, le jour de son triomphe. — Résistances éprouvées par Talleyrand pour obtenir de traiter de la paix, à Presbourg. — De Presbourg à Tilsitt. — Comment Talleyrand lut appelé à suivre l'Empereur à Berlin et en Pologne. — Avant les hétacombes d'Eylau et de Friedland, une iialte forcée à Varsovie. — En atten- dant que les chemins soient secs musiques de fêtes. — Un bal chez le prince de Bénévent. — Reprise des hostilités. — Par quelle suite de réflexions Talleyrand est conduit à détacher, peu à peu, ses vues et ses intérêts de la fortune de Napoléon. — Les mirages de Tilsitt. — Le secret de l'empereur ». — Naioléon, Talleyrand 496 TAnLK ni; s matikhks et la reine de Prusse. — Retour eu France. — Naiioléon enlève au ]rince de Bénévent le portefeuille des affaires étrangères et le nomme vice-grand-électeur. — Conséquence d'un cliangement de mi- nistre. — Comment Tallevrand se consolait d'une demi-disgrace, en raccroisscincnt de ses titres et dans son opulence agrandie. CHAPITRE LA COIU .NAl' Dans le palais de l'Empereur. — Talleyrand revenu à ses fonctions de grand chambellan. — Quelles en étaient les hautes attributions et les menues dépendances courtisanesques. — Sa majesté l'Kii- quette. — Des rivalités de préséance et du rôle qu'avait à prendre Talleyrand en ces rivalités d'amour-propre; traits et anecdotes. — Tableaux de cour. — L'aspect d'une grande soirée, au palais des Tuileries, sous le Premier Empire. — Un groupe de dignitaires. — La famille impériale. — Les dames du palais. — M'"= de Rémusal et Talleyrand. — Quelques belles invitées. — Comment en usait Napoléon, à l'égard de chacune et de toutes. — Impression der- nière la mélancolie d'un grand cadre . 351 CHAPITRE DIXIÈME DANS LES COULLSSES d'eRFL'IIT L'état de l'opinion française, en 1808. — Après Baylen et Cintra, les pre- miers signes d'opposition, dans l'entourage de l'Empereur. — L'évolu- * tion systématique de Talleyrand. — Secrète entente avec l'Autriche contre l'esprit d'aventure de Napoléon, en Orient. — A Erfart. — Mission du prince de Bénévent. —Alexandre et Talleyrand, chez la princesse de Tour et Taxis. — Les deux politiques opposées de Napoléon et de Talleyrand ; comment le prince de Bénévent, chargé de soutenir la première, s'applique en secret à faire triompher la seconde. — Continuation, à Paris, d'un rôle hostile, pour arriver à contenir, fût-ce avec le concours de l'étranger, l'ambition débordante de Napoléon. — Pendant la campagne de l'Empereur en Espagne; intrigues et défections, à l'intérieur. — La réconciliation publique de Talleyrand et de Fouché; une conversation surprise retour précipité de Napoléon. — La scène fameuse, aux Tuileries; dis- grâce de Tallevrand 383 DKS .MATIIIIIKS 497 CHAPITRE ONZIÈME I/OEL'VRE SECIIÈTE DE TALLEYRAND DANS r,E RENVERSEMENT DE l' Pages. Une retraite active. — Au moment du divorce impérial, Talleyrand appelé dans le Conseil. — Après le mariage autrichien. — Embarras de TEmpire à l'intérieur et à Textérieur. — Effondrement de l'al- liance russe. — Un mot de Talleyrand, au lendemain de Moscou. — Le commencement de la fin ». — Intrigues et complots pour en flnir tout à fait. — État de la France, en 1813, d'après des corres- pondances privées. — Les contre-coups de Leipzig. — Talleyrand se dérobe aux invitations que lui fait l'Empereur de reprendre le portefeuille des Affaires étrangères; irritation vive de Napoléon. — Pendant les derniers jours de l'Empire. — Afïluence de visites, à l'hôtel du prince de Bénévent. — Une ambassadrice des Bourbons Aimée de Coigny, duchesse de Fleury. — Ses conversations ma- tinales avec Talleyrand. — Comment il se décida à prendre en main la cause des Bourbons. — Au conseil de régence. — Un dernier conseil à Marie-Louise. — Comment Talleyrand trouva le moyen de rester à Paris, pour y recevoir l'empereur de Russie, le garder en son hôtel de la rue Saint-Florentin, et devenir le personnage poli- tique français le plus considérable du moment. — Ses grands actes publics, avant de partir pour le Congrès de Vienne 413 CHAPITRE DOUZIEME NAPOLÉON ET TALLEYRAND Un parallèle qui s'impose. — La diversité d'impressions et de juge- ments par lesquels passa Bonaparte, à l'égard de Talleyrand. — Aux jours de confiance et d'in imité. — Variations capricieuses. — Etrange vis-à-vis. — Pendant la belle période; les effusions èpis- tolaires de Talleyrand à l'adresse du Premier Consul. —Comment se gâta tant d'amour. — Les premières brouilles. — Motifs et suites de la rupture. —Violences de Napoléon. — Inimitié froide, patiente et calculatrice de Talleyrand. — Pour juger avec impar- ti

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